À l’occasion d’une journée consacrée à l’extrême droite organisée par la CSC, le politologue et chercheur belge François Gemenne a développé ses réflexions sur la montée en puissance des idées extrémistes dans le débat public, et le rôle que peuvent jouer les syndicats pour les contrer.
David Morelli
«L’extrême droite n’aime pas les syndicats, constate d’emblée le politologue, avant tout parce qu’ils représentent un contre-pouvoir, une force capable d’articuler un discours de contestation et d’opposition face à un pouvoir que l’extrême droite souhaite le plus autoritaire possible, même caché sous des dehors rassurants.» Le rôle d’éducation permanente et d’information des syndicats est également pointé: «les syndicats contribuent à émanciper et à mobiliser, au besoin, une partie de la population. Pour l’extrême droite, cette force émancipatrice est potentiellement une force contestataire, qu’il va falloir annuler.»
En cette période de crises, une partie de la population se sent rassurée par la rhétorique de repli sur soi et de fermeture développée par l’extrême droite. De nombreuses personnes ont par ailleurs le sentiment que beaucoup de décisions sont prises sans eux, ou malgré eux, et qu’ils n’ont plus la capacité d’influencer les choix collectifs. «L’extrême droite se nourrit de ressentiment et de frustrations. Elle se pose toujours en victime par rapport à une agression qui viendrait de l’extérieur, au départ d’un complot mondialisé, de l’immigration ou d’un conglomérat regroupant le gouvernement, les médias, les institutions scientifiques… et les syndicats. Toute institution qui représenterait un contre-pouvoir va devoir être éliminée», poursuit François Gemenne.
L’extrême droite se nourrit également de nouvelles menaces pour se renforcer: «Les mouvements antivax ou les gilets jaunes ont été gangrénés, malgré des questions parfois légitimes, comme au sujet des restrictions entrainées par le pass sanitaire. Par un spectaculaire retournement des choses, l’extrême droite se réapproprie la cause et les thèmes des libertés publiques.»
Les syndicats ont un rôle à jouer dans les débats publics.
Face à cette montée en puissance en Belgique et en Europe, la question se pose inévitablement: la démocratie peut-elle tolérer des opinions et des mouvements qui cherchent à la détruire? Pour le politologue, «les institutions démocratiques sont face à un dilemme: faut-il tolérer l’extrême droite au nom de la diversité d’opinion? L’interdire, n’est-ce pas utiliser des méthodes autoritaires extrémistes? À l’inverse, on cautionne sa présence au sein du débat public au nom de la diversité d’opinion, quitte à risquer la fin de la démocratie. La réponse n’est pas unanime: à l’inverse de la Wallonie, la Flandre estime qu’au nom du respect de la diversité d’opinion, il n’y a pas à mettre en place de cordon sanitaire.»
Dans ce contexte, «les réseaux sociaux constituent la source principale d’information de certaines personnes. Ils vont y lire des choses qui ne se trouvent pas dans les médias traditionnels, ce qui va alimenter leur défiance vis-à-vis d’eux.»
Pour le chercheur, les démocrates sont actuellement en situation d’échec face à l’extrême droite parce que celle-ci parvient, peu à peu, à avancer ses pions. «Ses pions ne sont pas uniquement des victoires électorales. Ce sont aussi et surtout des idées, des concepts et du vocabulaire intégrés malgré nous dans le débat public, comme “l’appel d’air” ou la théorie fumeuse du “grand remplacement”. Aujourd’hui, plus personne ne remet en cause la légitimité de la question du coût de l’immigration. Pourtant, poser la même question concernant le coût des personnes handicapées pour la société provoquerait un tollé général. Quand l’extrême droite réussit à imposer son cadre de pensée et son vocabulaire, les démocrates en sont réduits à fournir des réponses.»
Les démocrates semblent donc peu à peu perdre la bataille culturelle face à l’extrême droite. «Les digues sont en train de sauter les unes après les autres. Il faut en construire de nouvelles». Une situation d’autant plus dangereuse que, comme le rappelle le politologue, le souvenir de la Shoah devient lointain pour les plus jeunes. «Pour réagir à cela, il faut absolument repasser à l’offensive et reprendre les clés de l’agenda et du débat public. Il faut poser à notre tour les questions plutôt que nous contenter de fournir les réponses. Les syndicats ont un rôle à jouer en la matière en occupant le terrain des débats publics et en rassurant leurs membres sur le fait que leur voix peut être entendue et qu’ils sont importants dans démocratie», conclut François Gemenne.