Première grève des femmes
travailleuses domestiques
sans papiers
Ces femmes sortent de l’ombre pour interpeller sur leurs conditions de travail
«Mesdames, Messieurs les députés, merci d’être présents en nombre car l’enjeu est de taille. Comme représentants des citoyennes et citoyens belges, nous devons être à la hauteur. En cette Journée mondiale du travail domestique, l’assemblée aura un seul objet: le statut des travailleuses domestiques. Parce que si le gouvernement ne respecte pas ses engagements, il nous revient de l’interpeller, et plus précisément messieurs Rudy Vervoort et Didier Clerfayt par rapport à la politique de l’emploi. Monsieur Clerfayt a décliné notre invitation à participer à cette assemblée pour cause d’agenda. Nos ministres sont sourds, muets et aveugles: sourds par rapport aux revendications des travailleuses domestiques sans papiers, muets quand il s’agit de prendre position, aveugles à la valeur de leur travail. Un représentant du cabinet Vervoort sera présent mais restera muet.»
Donatienne Coppieters
En ce 16 juin, Journée mondiale des travailleuses et travailleurs domestiques, la place du Luxembourg, en plein cœur du quartier européen de Bruxelles, accueille sous le soleil le parlement des travailleuses domestiques, ou plutôt une simulation de parlement. Cette assemblée veut interpeller les politiques et le grand public sur les conditions de travail des travailleuses domestiques sans papiers en Belgique.
Pour sortir de l’invisibilité, une vingtaine d’entre elles ont décidé de faire grève ce jour-là. Pourquoi si peu alors que leur nombre est évalué à 70.000 en Belgique? Beaucoup de ces travailleuses ne peuvent faire grève parce qu’elles s’occupent d’enfants, de soins, parce qu’elles n’ont pas les capacités financières ou parce qu’elles n’osent simplement pas. Étant sans papiers, elles prennent en effet des risques en se montrant sur la place publique et pour certaines, en prenant la parole.
La grève de la Ligue des travailleuses domestiques de la CSC Bruxelles est appuyée par le Moc Bruxelles, la CNE, qui leur a octroyé un numéro de grève, et la CSC Alimentation et services. Une première pour ces travailleuses de l’ombre!
Durant l’assemblée, les témoignages de vie relatés par certaines grévistes, «expertes du vécu des travailleuses sans papiers», ont donné la chair de poule.
Lucine a quitté le Cameroun en 2007, laissant son boulot d’aide-soignante et ses enfants de 22 et 24 ans, parce que sa vie était en danger. «J’ai pris l’avion pour Paris où personne ne m’a accueillie. Après deux jours d’errance dans l’aéroport Charles De Gaulle, un homme du nettoyage a proposé de m’héberger. Au bout d’une semaine, il m’a demandé 100 euros et demandé de partir. J’ai rencontré une Belge qui m’a emmené à Bruxelles. Là, j’ai de nouveau erré jusqu’à aboutir au Samu social. J’ai fait des petits boulots, comme la plonge. Un jour, une amie m’a demandé de la remplacer une semaine pour assurer les soins d’une personne âgée. Cette dame était très contente de mes services et a commencé des démarches pour me régulariser et pour pouvoir m’engager, mais elle est décédée sans que cela aboutisse. Je suis de nouveau dans la rue, je fais des petits jobs par ci par là…»
Le témoignage de Mme Gorecha, qui n’a pas pu faire grève, a été lu. Colombienne, cette mère d’une fille de 13 ans, était assistante administrative à Bogota. «La Colombie n’est pas un pays sûr pour les femmes qui sont victimes de harcèlements, de viols, d’exploitation d’enfants. Je me sentais menacée dès que je quittais la maison. J’avais aussi peur pour ma fille. Je suis arrivée en février 2019 en Belgique. Après six mois dans la rue, un ami m’a accueillie. J’ai trouvé un emploi chez une Vénézuélienne. Je devais m’occuper de ses deux enfants de 8 et 16 ans. L’ainé est handicapé en fauteuil roulant. Je devais tout faire: chercher les enfants à l’école, aller aux réunions de parents, faire les courses, cuisiner, nettoyer… J’étais la mère des enfants! Je travaillais de 6h30 à 21h et j’étais payée 4 euros de l’heure. La dame contrôlait tout. Un jour, en faisant les comptes, elle a estimé qu’il manquait 30 euros et elle les a retirés de ma paye. Avec mon premier salaire, j’ai acheté un billet d’avion pour ma fille. En Belgique, je me sens plus en sécurité, plus libre. Il y a plus de solidarité. Mais je suis exploitée au travail. Je suis accablée et épuisée. Si vous perdez votre travail, vous n’avez rien. C’est pourquoi, il faut un permis de travail.»
Mme Nancy Dacawag a 57 ans. Venue des Philippines, elle a trois enfants et deux petits-enfants. «À 18 ans, je faisais des études d’infirmière. Quand je suis tombée enceinte, j’ai dû arrêter mes études car, pour l’université, on ne peut pas être enceinte sans être mariée. Je me suis mariée plus tard et séparée quand j’étais enceinte de mon 3e enfant car le père ne prenait pas ses responsabilités. Je travaillais dur. En 1991, j’ai décidé de quitter le pays pour assurer les besoins de mes enfants. En Arabie du Sud, j’ai travaillé comme domestique dans une famille. Ça a été un choc culturel. Il n’y avait pas internet. Je dépendais des courriers tous les quatre mois. Je tenais le coup en me disant ‘Je dois faire ça pour mes enfants’. En 1995, je suis retournée à la maison et mes enfants ne m’ont pas reconnue car ils étaient petits quand je les ai quittés. Ils ne m’appelaient plus maman. Par après, j’ai travaillé en Grèce, en Israël, à Taiwan, Singapour, aux Pays-Bas. Finalement, une amie m’a trouvé un job en Belgique. Je travaille dans une famille avec deux enfants. Je n’ai pas obtenu de papiers. J’ai tellement peur de sortir. Je ne peux pas aller chez le docteur car je n’ai pas de carte d’identité. C’est la vie d’une personne sans papiers. J’ai entendu parler de la Ligue des travailleuses domestiques et en participant aux réunions, j’ai réalisé que je n’ étais pas seule. Notre espoir est d’avoir des papiers. Nous travaillons en Belgique. Nous sommes aussi Belges.»
Après les témoignages, le plaidoyer fait le lien entre les 70.000 travailleuses domestiques de Belgique. La plupart d’entre elles ont quitté leur pays parce qu’elles étaient menacées, se sentaient en insécurité, ou pour pouvoir subvenir aux besoins de leurs enfants. Elles ont quitté leurs enfants, parents et grands-parents et prennent soin avec attention des enfants et des parents des autres ou font les ménages. Elles travaillent parfois non-stop, 7 jours sur 7, pour un salaire horaire de 3 à 10 euros, sans accès à la sécurité sociale, à l’assurance santé. Et quand les familles partent en vacances, elles se retrouvent sans travail et sans paye. Elles ne peuvent pas se plaindre et quand elles sont victimes de harcèlement sexuel, elles ne peuvent pas porter plainte car elles ont peur.
En ce jour de grève, elles ont réclamé des papiers pour elles-mêmes et solidairement avec les autres travailleuses et travailleurs, pour arrêter de tirer les conditions de travail vers le bas. Elles demandent aux représentants politiques, ministres et députés, d’arrêter d’êtres sourds, muets et aveugles et de prendre enfin leurs responsabilités.
• Pour protester contre l’exploitation qu’elles subissent au quotidien.
• Pour mettre en lumière leur travail indispensable et invisible effectué dans des maisons privées.
• Pour que leur travail soit reconnu et leurs vies respectées.
• Pour demander un permis de travail et la régularisation sur la base de critères clairs et de la reconnaissance de la valeur de leur travail.
• Que les victimes de violence, sans papiers, puissent porter plainte et être protégées pendant la durée de la procédure.
• Que la Belgique applique enfin la convention 189 de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur les travailleurs domestiques. Adoptée en 2011 lors de la conférence de l’OIT à Genève par l’ensemble des pays du monde, cette convention a pour objectif d’améliorer les conditions de travail et de vie de dizaines de millions de travailleuses domestiques du monde entier. Pour être d’application et entrer dans les législations nationales, elle doit être ratifiée dans chaque pays. Seuls 11 pays de l’Union européenne l’ont fait. La Belgique, qui l’a ratifiée en 2015, ne l’applique pas de facto, laissant des milliers de travailleuses domestiques sans statut.
• La mise en œuvre de la convention d’Istanbul adoptée en 2017 et qui a pour but de protéger les femmes contre toutes les formes de violence.