Après 12 ans de présidence, Marc Leemans (62 ans) a passé le flambeau de la présidence de la CSC à Ann Vermorgen1 le 1er janvier 2024. Il continuera toutefois à travailler à la CSC. Fils d’un chauffeur de bus et d’une femme au foyer, Marc Leemans est issu d’une famille d’ouvriers. À l’occasion de ce départ de la présidence, il répond à des questions posées par des militants.
B. Van Vaerenbergh & P. Van Looveren
Les médias sont perçus comme le quatrième pouvoir. Je considère le syndicat comme le cinquième pouvoir, qui contrecarre le pouvoir de l’argent. Les médias font également partie de l’économie, une partie soutenue par le capital ainsi que certains groupes.
Ce constat explique en partie cette critique.
La CSC privilégie toujours la concertation. Taper du poing sur la table n’est pas dans notre ADN. Toutefois, je suis également conscient que le groupe le plus important au sein de la société – celui qui n’a pas beaucoup d’argent – n’a souvent d’autre choix que de descendre dans la rue pour faire entendre sa voix. Nous ne sommes pas en mesure d’offrir un pont d’or aux responsables politiques en fin de carrière, dans l’un ou l’autre conseil d’administration. Nous ne pouvons pas menacer de retirer des investissements importants. C’est aussi simple que cela. Le seul moyen de pression dont les citoyens ordinaires disposent est de cesser le travail. Faire grève engendre des troubles. Il le faut sinon une grève n’a aucun impact. Les personnes qui sont confrontées à ces nuisances s’en plaignent. Elles oublient toutefois que cette action a une cause, un déclencheur.
Tôt ou tard, cette cause peut aussi les affecter. Vous pouvez avoir un bon emploi stable et croire que vous ne le perdrez jamais. Ou que vous ne tomberez jamais malade. Or, cette situation peut arriver à vos enfants ou à votre partenaire.
C’est peut-être aussi notre faute, nous n’avons pas suffisamment expliqué ce que nous avons réalisé ensemble. Parce que nous sommes prompts à passer à autre chose, nous ne soulignons pas assez ce que nous avons accompli. Le syndicat doit continuer à dire que rien n’est acquis ni jamais facile. Nous avons dû mener des actions autour des conditions de travail et de rémunération. Si vous envisagez de supprimer les syndicats – ou de les affaiblir – je vous assure que la sécurité sociale sera démantelée dans la foulée et que l’indexation des salaires sera supprimée. Les citoyens en sont parfaitement conscients. Ils font encore bien plus confiance au syndicat qu’aux responsables politiques ou aux médias. Avec l’avènement du néolibéralisme, j’ai cependant l’impression que l’opposition se renforce. Prenons l’exemple du Royaume-Uni, où le gouvernement démantèle de plus en plus le secteur public et la protection sociale. En Europe, nous avons toujours pu tempérer ce phénomène mais nos amortisseurs ont besoin d’être entretenus: nous ressentons plus souvent qu’auparavant les trous creusés par les crises successives. Bien que la sécurité sociale finance nos pensions légales, celles-ci restent parmi les plus basses d’Europe. Elles sont même insuffisantes pour permettre à de nombreuses personnes de payer leur maison de retraite. Nous devons continuer à travailler sur ce point.
Le groupe le plus important au sein de la société – celui qui n’a pas beaucoup d’argent – n’a souvent d’autre choix que de descendre dans la rue pour faire entendre sa voix.
Nous devons présenter des propositions concrètes, et non un discours idéologique. Le grand narratif idéologique séduit une minorité. Or les personnes qui figurent sur une liste d’attente pour un logement social ou une crèche, sont précisément celles qui ont le sentiment d’être laissées pour compte et de ne pas être respectées. C’est ce que nous devons défendre en tant que syndicat et empêcher nos responsables politiques de baisser la garde.
Dans le meilleur des cas, les responsables politiques gouvernent en se fondant sur ce qu’ils pensent être la «moyenne». Ils espèrent ainsi récolter un maximum de voix. Ou ils utilisent la «classe moyenne» comme couverture pour éviter de devoir s’en prendre aux vrais riches. Les questions et les problèmes de nombreuses personnes ne sont donc ni reconnus ni pris en considération. Elles ne se sentent pas respectées. Elles cherchent alors d’autres perspectives politiques. C’est ce qui explique le succès du Vlaams Belang, des partis de Wilders ou de Le Pen. Ils attirent l’électeur avec un pseudo programme social. Sans préciser comment ils vont le financer. On ne les entend jamais parler d’impôt sur la fortune, par exemple. Ils se disent favorables à l’augmentation des pensions mais ils votent contre tout progrès social en Europe. La loi sur la norme salariale? En étant dans l’opposition, ils l’ont approuvée avec le gouvernement. Je les considère comme des joueurs de flûtes de Hamelin; ils attirent les citoyens avec de fausses promesses.
À quels partis politiques souhaitez-vous confier l’avenir de vos enfants et de vos petits-enfants? C’est pour moi un critère fondamental. Ne vous laissez pas berner par les «campagnes politiques», par des propositions qui semblent alléchantes, mais sont dénuées de tout fondement.
En tant que syndicalistes, nous avons l’habitude de côtoyer des personnes qui ont une opinion différente de la nôtre. Avec les employeurs et à d’autres niveaux avec des responsables politiques, par exemple. Mais nous devons essayer de nous tenir à l’écart de tout débat de position. Il est rare, voire impossible de l’emporter. Il est bien plus utile d’écouter attentivement. Vous vous apercevez alors souvent que ces personnes sont confrontées à des problèmes qui sont au cœur des préoccupations du syndicat: les salaires, les conditions de travail, la charge de travail, etc. Partant de ces exemples, vous pouvez effectivement amorcer la discussion, parce qu’il s’agit d’éléments que nous pouvons comprendre.
Avant tout, il n’existe aucune preuve scientifique de l’arrivée d’une vague de réfugiés climatiques. Il s’agit de personnes qui ne peuvent plus cultiver en Afrique parce que le climat devient trop sec, mais qui n’ont pas les moyens de chercher un autre avenir en Europe. Nos pays accueillent des réfugiés, mais ils fuient plus souvent la guerre et d’autres conflits. Ces personnes cherchent la sécurité, un avenir.
La migration de la main-d’œuvre constitue un énorme défi. La première migration de main-d’œuvre a eu lieu dans les mines de charbon, mais aujourd’hui, ce phénomène est perceptible à tous les niveaux de l’économie. Nous sommes confrontés à des pénurie partout. La migration de la main-d’œuvre est également intéressante pour de nombreux employeurs car elle leur permet d’occuper des travailleurs à moindre coût. Vous souvenez-vous du débat sur le travail de nuit dans l’e-commerce? Nous perdions un grand nombre d’emplois au profit des Pays-Bas. Eh bien, l’ensemble du secteur du transport de colis aux Pays-Bas occupe des travailleurs issus des régions frontalières de l’Europe pour travailler très durement en échange d’une salaire de misère.
Cette migration crée des tensions. Il est alors facile de dresser les gens les uns contre les autres en disant que «ces étrangers» leur enlèvent leur emploi. C’est pourtant le donneur d’ordre – en l’occurence l’employeur – qui préfère recourir à une main-d’œuvre étrangère bon marché (souvent temporaire) au lieu d’investir dans les personnes qui sont déjà ici. La migration économique ne tient pas suffisamment compte de l’intégration. Nous n’en avons malheureusement pas encore tiré les enseignements.
La crise sanitaire a soulevé un énorme défi pour de nombreuses organisations, y compris les syndicats. Du jour au lendemain, nous ne pouvions plus aider les citoyens dans les centres de services et nous devions trouver des alternatives: développement de centres de services téléphoniques, travail sur rendez-vous, etc. Tous ces dispositifs existent désormais mais ils ne fonctionnent pas encore parfaitement. Parallèlement, nous sommes confrontés à une pénurie de moyens. L’indemnité administrative que les pouvoirs publics nous allouent pour le paiement des allocations de chômage est insuffisante. Avec la coalition suédoise, nous n’avons jamais été en mesure de soulever ce problème, mais avec l’actuel gouvernement Vivaldi, nous y sommes parvenus dans une très faible mesure. Pour un grand nombre de personnes, nos services sont accessibles par voie numérique ou sur rendez-vous, mais ce n’est pas le cas pour tout le monde ni pour tous les dossiers. Nous ne pouvons pas nous satisfaire de ce constat, c’est pourquoi nous continuons à investir. La situation s’améliore, mais elle est encore loin d’être satisfaisante. Nous misons pleinement sur le numérique, mais dans le même temps nous sommes parfaitement conscients que le contact humain reste très important et que nous devons être très disponibles.
L’action syndicale ne se résume jamais au seul travail d’un président. C’est le travail de toute une équipe pour permettre au président de participer aux négociations avec le Groupe des Dix, par exemple. Vous pouvez alors éprouver de la satisfaction pour les résultats obtenus grâce à ce travail collectif, même si, au final, on se retrouve autour d’une petite table pour tenter de dégager un accord. Je retiens de ma présidence une chose dont nous pouvons tous être fiers collectivement: l’harmonisation des statuts des ouvriers et des employés. Pour y parvenir, nous avons exercé de très fortes pressions sur les employeurs et les responsables politiques. Le 26 décembre, nous célébrerons le 10ème anniversaire de ce statut unique. Parallèlement, nous continuons à insister sur la réforme fiscale, bien que les résultats tardent à se concrétiser. Les épaules les plus solides doivent supporter les charges les plus lourdes. Nous avons inscrit cette question à l’agenda politique et nous ne comptons pas y renoncer de sitôt. Enfin, lors des dernières élections sociales, nous avions la majorité absolue, dans toutes les régions du pays. Tout le monde à la CSC peut en être fier.
1 Une interview de la nouvelle présidente sera publiée dans un prochain numéro de L’Info.
© Guy Puttemans