Le dossier

L'info n°1623/09/22

Transport routier: à quand

0% de dumping social?

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En mai dernier, la CSC Transcom tenait une journée d’étude sur l’avenir du transport routier. L’occasion de voir si, deux ans après son adoption, le Paquet mobilité et sa série de mesures visant à endiguer le dumping social est respecté. Sans surprise, la réponse est non.

Vinciane Pigarella et D. Mo

Adopté en 2020 par le Parlement européen après 15 ans de combat syndical, le Paquet mobilité vise à réglementer les conditions de travail des chauffeurs dans le secteur du transport routier de marchandises et de voyageurs au sein de l’Union européenne (lire L’Info n°18, 2021). Mais la meilleure loi du monde ne vaut rien si elle n’est pas contrôlée et si les fraudeurs ne sont pas punis à la hauteur de la faute commise. En l’absence de contrôles réguliers et d’un catalogue d’amendes digne de ce nom, l’avancée sociale promise par le Paquet mobilité fait du surplace. La CSC Transcom, les contrôleurs et la justice s’accordent sur l’urgence de trouver les moyens humains et financiers pour venir à bout du dumping social et rendre nos routes plus sures. Le temps presse en effet: celui-ci reste la norme sur nos routes et le phénomène tend même à s’amplifier.

Dumping global

C’est, entre autres, à la police de la route que revient le contrôle des véhicules suspects. Une tâche qui demande de la rigueur, mais aussi de la compréhension vis-à-vis des travailleurs du secteur: la situation des chauffeurs routiers, provenant pour beaucoup d’Europe de l’Est et de pays tiers, est en effet désastreuse, leurs conditions de travail s’apparentant parfois à de l’esclavage. L’inspecteur Raymond Lausberg souhaite rendre leur dignité à ces victimes du système: «Le dumping social, c’est tout d’abord une fraude aux lois sociales et à la TVA, explique-t-il. C’est aussi une fraude à l’immatriculation des véhicules, au carburant, aux faux documents… Récemment, j’ai donné une formation. Lors de l’exercice pratique, les cinq premiers véhicules contrôlés étaient tous positifs au dumping social! Le gouvernement fédéral et les instances judiciaires doivent taper du poing sur la table et exiger plus de contrôles.»

Le gouvernement fédéral et les instances judiciaires doivent exiger plus de contrôles.


Le Paquet mobilité vise à réglementer les conditions de travail des chauffeurs.

Des chauffeurs exploités

Dans le secteur du transport, les pratiques abusives restent la norme, bafouant systématiquement certaines mesures du Paquet mobilité, comme l’interdiction de prendre un repos hebdomadaire normal de 45 heures en cabine, ou l’obligation pour les entreprises d’organiser le travail des conducteurs de sorte qu’ils puissent retourner à leur domicile ou au centre opérationnel de l’employeur toutes les trois ou quatre semaines. Exploités, sous-payés, les chauffeurs reçoivent un salaire de 400 euros par mois. Le reste de la paye est versé sous forme d’indemnités journalières non taxées et non soumises à la cotisation sociale… qui ne seront pas prises en considération au moment de leur pension. «Et quand je pense qu’on a touché le fond, on creuse encore. J’ai ironisé en disant que nous aurions bientôt des chauffeurs chinois sur nos routes. Nous sommes une frontière avant!». L’inspecteur a, en effet, déjà contrôlé des chauffeurs provenant du Kazakhstan, de l’Ouzbékistan, du Tadjikistan et même des Philippines, souvent au volant de véhicules polonais ou lituaniens. Un phénomène amplifié avec les sociétés boîtes aux lettres, c’est-à-dire qui n’ont pas de réelles activités dans le pays où elles sont basées. Si ce système était déjà utilisé par des sociétés occidentales, en installant de fausses succursales à l’Est, des sociétés d’Europe de l’Est leur rendent la pareille en s’installant fictivement... à l’Ouest. «Sur 210 véhicules contrôlés, 180 étaient en infraction, dont 130 vis-à-vis des règles du Paquet mobilité. Sur ces véhicules, un peu moins de 50% des chauffeurs provenaient de pays tiers.» Chaque jour en Belgique, on enregistre 23.000 camions polonais, 10.000 camions roumains et 7.500 camions lituaniens. «Nous sommes résolument pour une libre circulation des biens et des personnes, mais pour une économie de marché régulée» explique Roberto Parrillo, responsable général transport et logistique à la CSC Transcom et président de la Fédération européenne des travailleurs du transport. «Nous devons constamment nous battre pour que les règles applicables soient réellement implémentées et contrôlées.»

Contrôler mieux et plus

L’inspecteur Lausberg demande depuis de nombreuses années un catalogue d’amendes adapté. «Depuis 2021, la situation est devenue catastrophique. Je pense qu’actuellement, mon unité de Battice est la seule en Europe qui a un accord verbal avec l’autorité judiciaire qui nous permet d’appliquer une amende qui n’existait pas. Le Paquet mobilité a deux ans et nous n’avons pas encore de catalogue d’amendes!». Le manque à gagner est colossal. En 2021, quelque 245 PV ont été dressés contre 125 les années précédentes. «Si, dans chaque poste de circulation, une équipe de spécialistes parcourt chaque jour nos autoroutes, je pense que, d’ici un an, le chiffre actuel va quadrupler. Il ne faut pas contrôler plus de véhicules: il faut les contrôler mieux et plus régulièrement. Pour cela, il faut des contrôleurs de qualité.»

Mais la Belgique n’a pas le monopole du dumping social: le fléau est européen. «Les contrôles ne sont pas plus nombreux chez nos voisins, précise l’inspecteur. Ne faudrait-il pas alors penser à mettre en place une cellule de contrôle de police européenne coordonnée, spécialement dédiée au dumping social?».

La Belgique n’a pas le monopole du dumping social: le fléau est européen.

Police et magistrature manquent de moyens

Le magistrat fédéral Raphaël Malagnini partage ces constats de terrain: depuis plusieurs années, il collabore étroitement avec Raymond Lausberg. Comme lui, il voudrait pouvoir traiter plus de dossiers. «Les moyens pour enquêter sont là, mais n’oublions pas que ce sont des méthodes d’investigation policières. Deux policiers à temps plein pour enquêter sur un seul dossier, ce n’est pas assez. Il en faudrait 60 à 70 au niveau national et par dossier pour constituer un levier de changement suffisant. Il y a de gros efforts à faire au niveau des capacités d’enquête, mais je me fais peu d’illusion» ajoute le magistrat qui pointe du doigt la lenteur du système judiciaire et le manque de moyens mis à disposition des services d’inspection.

Responsabilité politique

Pour Roberto Parrillo, «l’unique moyen de sortir du dumping social est de donner une ligne politique, pas seulement des moyens en plus. Les politiques doivent avoir une vision à moyen et à long terme. Le zéro émission [de CO2, NDLR] pour 2050, c’est très bien, mais à quand 0% de dumping social? Dans les différents documents consultés pour atteindre cet objectif, il n’est jamais question de l’aspect social. On insiste pour que le secteur du transport soit durable mais pour cela, il faut des moyens et une volonté politique.»

Cette demande a-t-elle été entendue par Georges Gilkinet, ministre fédéral de la Mobilité, présent dans la salle lors de la journée d’étude sur l’avenir du transport routier? «Les choses bougent1, mais pas assez vite. Il est temps d’accélérer car la pire des choses c’est d’avoir un Paquet mobilité qui tient la route mais dont les mesures ne sont pas appliquées. Les conséquences vont être terribles si rien ne bouge», prévient Roberto Parrillo avant de conclure: «Aujourd’hui, on voit apparaître dans le secteur de la logistique les mêmes aspects du dumping social. Jusqu’ici ce secteur était protégé, mais ce n’est plus le cas. Importer des travailleurs pour les faire travailler dans un hangar, c’est une situation inacceptable!».

1. La chambre a approuvé le 16 juin 2022 un projet de loi fixant des limites au détachement débridé des chauffeurs routiers.

Camions défaillants:
l’autre fléau


«Mi-mars, sur 74 véhicules contrôlés pour le dumping social, 64 étaient en infraction»
, constate Raymond Lausberg. Faux contrôles techniques, fraudes à l’essence, aux tachygraphes… un certain nombre de sociétés frauduleuses n’entretiennent pas leurs véhicules convenablement, les transformant en bombes roulantes. «Pour l’instant, il y a plein de véhicules que nous interdisons à la circulation parce qu’ils n’ont plus de freins. Il faut exiger des pays membres de fournir les données des sociétés qui sont tout le temps en défaut d’entretien de leurs véhicules.» Comme cela a été répété à maintes reprises durant cette la journée d’étude, la meilleure loi du monde ne vaut rien si les contrôles sont inexistants.

De nombreux véhicules sont en défaut de contrôle technique.

Roberto Parrillo: «Nous attendons des moyens
financiers et humains»

Comment la loi sur le devoir de vigilance peut-elle jouer un rôle dans la lutte contre le dumping social? 

Il faut, à mon avis, une loi sur le devoir de vigilance qui soit une obligation. Cela ne doit pas être laissé au bon vouloir de chaque entreprise. Si le devoir de vigilance est sur base volontaire, ça ne fonctionnera pas. Aujourd’hui, par exemple, dans la transposition de la directive sur le détachement des transporteurs routiers, il y a la coresponsabilité totale des donneurs d’ordre et des commissionnaires de transport. Ils ne peuvent plus se dédouaner. Mais, maintenant, il faut mettre cette directive en pratique, l’imposer. Comme pour le Paquet mobilité, la mesure est bonne mais nous n’avons actuellement pas assez de contrôleurs et de contrôlés. Les sanctions doivent être plus sévères car si ces sanctions ne sont pas à la hauteur des fautes commises, ils recommencent le lendemain.

Quelles sont vos attentes? 

À la CSC Transcom, nous attendons des moyens financiers, mais aussi humains. Il faut investir et engager, à tous les niveaux, des policiers, des contrôleurs. Il faut également offrir une bonne formation, parce que cela manque réellement. Les preuves sont là: les mesures pour contrôler, l’implémentation de ces contrôles, le suivi, les sanctions, etc., cela ne coute rien et rapporte de l’argent. De plus, cela améliore aussi la sécurité et la santé non seulement des conducteurs et des travailleurs du transport, mais aussi des citoyens. Quand nous savons qu’en Belgique, trois ou quatre policiers rapportent à eux seuls 60% des recettes d’une mesure, à savoir l’interdiction du repos dans le camion, on peut se poser des questions. Il est clair que ce n’est pas un manque de volonté de la part des contrôleurs. Il faut plus de volonté politique et de la formation.

Propos recueillis par Vinciane Pigarella

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