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L'info n°310/02/23

Transport routier

«Les chauffeurs non-européens travaillent comme des esclaves»


Avec les mesures actuelles, certains camions traversent l’Europe à vide pour raisons économiques.

En Europe, y a-t-il une pénurie chronique de conducteurs…
ou de nouveaux esclaves?

David Morelli

Dans un courrier adressé aux ministres des Transports européens, Roberto Parrillo, responsable général secteur Transport routier et Logistique à la CSC-Transcom, développe un constat désolant concernant l’attestation de conducteurs de pays tiers. Mise en place par la Commission européenne en 2002 pour lutter contre la concurrence déloyale dans le secteur des transports internationaux, cette attestation est en effet devenue un outil de dumping social, qui fausse la concurrence et détériore les conditions de travail. Pour engager un chauffeur non-européen, l’employeur doit demander une attestation nominative à l’administration, et respecter les conditions de travail en vigueur dans le pays. «En 2012, cette attestation était une exception. Il y avait une répartition assez équitable de ces attestations entre les États membres, explique M. Parrillo. Mais en neuf ans, nous sommes passés de 44.316 à 277.159 attestations! Aujourd’hui, elle s’est généralisée.» Le recours disproportionné à ces travailleurs par certains pays et la manière dont ils sont traités est problématique. «Ce sont de vrais esclaves. Plus de la moitié de ces chauffeurs sont payés en acompte, en noir. Après quelques mois de travail, les employeurs les menacent de ne pas payer leurs arriérés de salaire. L’attestation étant la propriété de l’entreprise, elle peut y mettre fin quand elle veut. C’est une menace continue sur le travailleur.»

L’attestation de conducteur étant la propriété de l’employeur, il peut y mettre fin quand il veut.

Complicité d’exploitation

Que fait l’Europe face à cette situation? «Rien, se désole le responsable Transcom. La Commissaire européenne aux Transports, Adina Valean, trouve ce recours aux attestations très positif vu la pénurie de chauffeurs… sans se poser de questions sur leur exploitation». Pire, la Commission édicte un guide dans lequel la définition du «travailleur détaché» est différente de celle de la directive détachement. Pourtant, c’est cette même Commission qui est chargée de l’implémentation du Paquet mobilité – interdiction de repos dans le camion, retour du chauffeur toutes les quatre semaines… «Avec cette définition, les quelque 80.000 travailleurs originaires de pays tiers travaillant en Lituanie pourraient travailler chez nous ou à partir de chez nous, au lieu de travailler en Lituanie ou à partir de la Lituanie. C’est une première entaille au Paquet mobilité.» (Lire L’Info n°18, 2021).

Pour Roberto Parrillo, les États membres participent aussi à l’exploitation des travailleurs extra-européens: «Non seulement, pour reprendre l’exemple lituanien, ils peuvent partir à vide de Lituanie et aller charger en Espagne pour aller décharger en France, mais en plus, les cotisations patronales sont passées de 32,6% à 3%: c’est de la concurrence déloyale organisée par l’État. Aucune entreprise française ou espagnole ne peut concourir dans le marché!».

Des solutions existent

La situation est anormale: en Lituanie, par exemple, pour la fonction de conducteur, on compte quatre fois plus de travailleurs extra-européens que de travailleurs européens. Cependant, il existe des solutions. Par exemple, la limitation du nombre d’attestations à 5% maximum du nombre de conducteurs du pays. Une autre solution possible serait que les États membres effectuent enfin les 20% minimum de contrôles annuels imposés par le règlement de 2009. Roberto Parrillo conclut par un avertissement: «Le transport routier est l’indicateur de vers où l’Europe se dirige…».

EXTRAIT DE LA LETTRE DE ROBERTO PARILLO


Dans son courrier adressé aux ministres des Transports européens, Roberto Parrillo propose un exemple de situation qui fausse gravement la concurrence entre les transporteurs et entraîne une détérioration des conditions de travail dans le secteur.

«Un transporteur part à vide de Lituanie pour se rendre en France. Là, il charge entièrement son camion pour le décharger en Espagne. Ensuite, il retourne en Lituanie. Le chauffeur est payé aux conditions lituaniennes, sauf pour le trajet France-Espagne, où il sera détaché. Les cotisations sociales de son employeur lituanien sont de l’ordre de 3,03%. Il y a donc concurrence déloyale contraire au libre marché. De plus, le conducteur en question sera payé non pas au salaire français comme le prévoit la directive détachement, mais au salaire lituanien. Il n’y a en effet aucun contrôle sur l’effectivité du respect de cette directive pour ce qui concerne le salaire. Pour la Commissaire et son administration [la DG Move, NDLR], se promener avec un camion vide au travers de l’Europe pour faire de la concurrence déloyale est un bien pour l’environnement!

L’utilisation des conducteurs de pays tiers via les attestations de conducteur fausse la concurrence, et amène une détérioration des conditions de travail. C’est ce qui est repris dans le courrier du ministre des Transports danois, discuté lors du Conseil des Ministres des Transports de l’Union européenne, du 2 juin 2022.

Pour un transporteur qui remet un prix à un client, l’important est de déterminer le coût unitaire du travail – en d’autres termes, le coût kilométrique d’un conducteur routier à l’international. Ce coût peut être estimé à environ 0,50 cents au kilomètre pour un conducteur français. Il est de 0,14 cents pour un conducteur lituanien. Il n’y a pas photo!

Ceci convient à la Commissaire pour l’Europe qu’elle souhaite, mais est-ce aussi l’Europe que veulent les autres Commissaires européens? Si non, pourquoi la laisser faire?»

Étude de l’université de Vienne

Enquête menée auprès de 1027 conducteurs (500 biélorusses, 442 ukrainiens et 85 autres) de pays tiers:

  • 70% de ceux-ci travaillent pour un employeur résidant en Lituanie et 28% pour un employeur résidant en Pologne et les 2% restant pour un employeur résidant en Lettonie et autres.
  • 50% de ces conducteurs travaillent exclusivement en Europe de l’Ouest et 15 autres% presque exclusivement en Europe de l’Ouest. Ces conducteurs sont quasi tous des salariés.
  • 95% des conducteurs passent leur temps de repos hebdomadaire normal dans la cabine du camion.
  • 35% des conducteurs déclarent que leur employeur leur fourni des documents falsifiés.
  • 50% des conducteurs ne reçoivent pas de fiches de paie.

© Philippe Clément – Belpress.com