L’année 2024 sera celle de toutes les élections: régionales, fédérales et européennes en juin, communales et provinciales en octobre. Mais c’est aussi l’année de tous les dangers: comme à chaque scrutin, mais de manière particulièrement aigue cette année, l’ombre du plébiscite de l’extrême droite plane dangereusement au-dessus des urnes. Au fil des élections et des souvenirs de la Seconde Guerre mondiale qui s’estompent (à lire dans L’Info n°9, 2023), cette idéologie, qui a conduit au fascisme et au nazisme, semble attirer un nombre dangereusement croissant de citoyens en Europe. Et en Belgique? L’implantation de l’extrême droite y est paradoxale. En effet, alors que de récents sondages révèlent que le Vlaams Belang, désormais premier parti de Flandre, séduit plus d’un électeur flamand sur quatre, l’extrême droite wallonne reste tout à fait insignifiante sur le plan électoral. Comment expliquer la différence structurelle entre la situation en Flandre et dans le reste du pays?
Benjamin Biard a donné des pistes de réponse à l’occasion d’une journée d’étude sur l’extrême droite organisée par la CSC. «On peut regarder soit du côté de l’offre électorale, c’est-à-dire de la présence de listes d’extrême droite lors des élections, soit du côté de la demande électorale, c’est-à-dire de ce que les citoyens attendent en termes politiques dans la société.» Du côté de la demande électorale, il constate que le Wallon n’est pas nécessairement tellement différent du Flamand. «Alors que circule le stéréotype d’une population flamande plus raciste et fermée, on constate que le terreau qui permettrait à l’extrême droite de pousser en Belgique francophone est bel et bien là», analyse-t-il.
Plusieurs enquêtes témoignant de la perception de l’immigration par la population fondent cet inquiétant constat. À des affirmations telles que «Les immigrés prennent l’emploi des travailleurs natifs» ou «Les immigrés profitent davantage des services sociaux et de santé qu’ils ne contribuent au budget de l’État», l’expert du Crisp fait le constat qu’il y a au moins autant de Wallons d’accord avec ces propositions que de Flamands.
Pour Benjamin Biard, le paradoxe se joue donc sans doute du côté de l’offre électorale. Le manque de percée actuelle de l’extrême droite en Wallonie pourrait dès lors s’expliquer par plusieurs éléments. Tout d’abord, par le fait que l’extrême droite en Belgique francophone connaît des querelles internes extrêmement fortes depuis de nombreuses années. En second lieu, il y a le constat de l’incapacité à présenter un leader charismatique permettant de rassembler les foules.
Troisième élément: le fait que le sentiment d’identité nationale en Flandre soit beaucoup plus développé que le sentiment d’identité wallon ou belge. «Il est plus difficile pour un parti par essence nationaliste de proposer un discours qui va accrocher au sein d’une population dont le sentiment d’identité nationale régionale ou communautaire est inférieure, toute proportion gardée», explique Benjamin Biard.
Le quatrième élément, c’est le fameux «cordon sanitaire» médiatique, en vigueur en Belgique francophone uniquement. Cette initiative avait été prise par la RTBF suite aux élections du 24 novembre 1991, rapidement qualifiées de «dimanche noir», qui avaient vu le Vlaams Blok (aujourd’hui Vlaams Belang) réaliser une percée électorale inédite, avec plus de 10% des voix. Ce mécanisme a ensuite été appliqué par les autres médias, et a vu sa légitimité s’accroître à travers le temps, jusqu’à gagner un statut légal durant les années 2010.
Concrètement, le cordon sanitaire consiste à empêcher que les partis, représentants ou mouvements non respectueux des principes et valeurs démocratiques (extrême droite, partis religieux fondamentalistes, etc.) ne puissent disposer d’un temps de parole libre en direct (émissions en plateau, débats…). En revanche, les journalistes ont le droit – et ils y sont même invités – de parler de l’extrême droite et de son programme, à la condition de mettre en perspective ce courant politique et ses idées. «Cette mesure réduit la visibilité de l’extrême droite et entretient une certaine images du “diable” en politique, développe M. Biard. Ne pas leur donner la parole tue dans l’œuf toute stratégie de normalisation.»
LE TERREAU QUI PERMETTRAIT À L’EXTRÊME DROITE DE POUSSER EN BELGIQUE FRANCOPHONE EST BEL ET BIEN LÀ.
À ces quatre facteurs vient se greffer un cinquième: la mobilisation de la société civile. Les organisations syndicales en sont l’un des acteurs essentiels. Ces acteurs tiennent chacun une série de rôles complémentaires: rôle d’information et de communication pour permettre de comprendre et démasquer l’extrême droite, travail éducatif et culturel pour lutter contre elle en amont, pression sur les autorités publiques, etc. «Cette mobilisation a un impact très important, car elle empêche ou, en tout cas, rend plus difficile la mobilisation voire même la structuration de l’extrême droite», explique Benjamin Biard. La CSC est particulièrement active en la matière en participant, par exemple, à la Coalition 8 mai et aux coalitions antifascistes régionales (à lire dans L’Info n°9, 2023).
Est-ce que pour autant que la Wallonie est «immunisée» contre le développement de l’extrême droite? Le politologue ne le croit pas du tout. «Plusieurs facteurs expliquent la faiblesse de l’extrême droite en Wallonie, mais on voit en même temps que le terreau est prêt. Ça s’explique notamment par des considérations économiques mais aussi politiques, du fait de la plus grande méfiance de la population à l’égard du fonctionnement de la démocratie représentative. On voit qu’elle pourrait prendre une place importante si un de ces facteurs ou acteurs venait à affaiblir sa mobilisation. À l’étranger d’ailleurs, plusieurs cas nous ont récemment rappelé que l’extrême droite pouvait très rapidement gagner en importance au sein des paysages partisans nationaux», conclut-il.
Ne pas leur donner la parole tue toute stratégie de normalisation.
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