Les changements provoqués par la pandémie ont transformé l’inclusion numérique des seniors en une question sociale particulièrement aigüe. À l’occasion de l’UP 2022, les militantes et militants de la CSC Seniors ont exprimé leur ressenti de la numérisation dans le cadre de travaux de groupe (lire encart). Dans ce contexte, Anne-Marie Balthasart, présidente de la CSC Seniors, a développé une réflexion originale croisant numérisation et autonomie: «L’idée est de regarder ce qui se passe du côté de l’autonomie avec l’arrivée du numérique. Ne trouvant personne qui aurait travaillé sur ce croisement, nous avons fait le travail nous-mêmes».
L’accélération de la numérisation des services durant le Covid a participé à une perte d’autonomie d’une partie des seniors, par exemple en diminuant les possibilités d’accès physique aux guichets des banques et des transports publics, en numérisant les prises de rendez-vous chez le médecin ou la commande de documents administratifs. Cette nouvelle norme qui s’installe favorise – voire impose – l’utilisation de l’ordinateur ou du smartphone dans de nombreux actes du quotidien. Résultat: les personnes n’ayant pas le bagage matériel ou les compétences nécessaires éprouvent des difficultés à effectuer certaines opérations essentielles, et deviennent dépendantes de tiers pour les réaliser. «Dans la vie numérique, c’est au fond moins l’aspect exécutionnel qui peut nous toucher que le fait qu’on nous prive de notre capacité de décider. On doit se soumettre aux proches et aux professionnels pour avoir de l’aide au niveau des paiements, de l’utilisation de logiciels bancaires, avec le risque de confusion entre besoin d’aide et capacité décisionnelle». En effet, sans cette numérisation, de nombreux seniors seraient capables de réaliser seuls de nombreuses opérations du quotidien: «En fermant ses guichets, c’est la banque qui rend les choses impossibles. La perte d’autonomie ne vient pas toujours de nous». Un constat qui pose une question légitime: face au numérique, qui doit s’adapter?
Vieillir, c’est le seul moyen qu’on ait trouvé de vivre longtemps.
L’autonomie offre une vision positive de la vieillesse, mais les injonctions et conseils en matière de santé, de bien-être et de sécurité émanant d’organismes publics ou de publicités s’apparentent, pour la présidente de la CSC Seniors, à une forme de diktat: «Tous ces conseils sont des mots d’ordre de l’interdit de vieillir. Vous avez le droit de vivre longtemps, mais si vous vieillissez mal en ne suivant pas ces bons conseils, ce sera de votre faute».
Pourtant, certains seniors souhaitent rester libres et assumer leurs choix de vie et les risques qui en découlent. Mais ce droit de faire ses propres choix est retiré à certains seniors, d’autant plus s’ils ont des déficiences, des incapacités, ou s’ils se trouvent en maisons de repos (et de soins). «Cette situation s’intensifie avec le numérique: partant du principe que les seniors n’ont plus les compétences, on leur impose des mesures, même si leurs capacités décisionnelles sont encore bien présentes. Au risque, si on décide à leur place, de perdre leurs compétences et expériences, voire leur capacité à apprendre et à comprendre. L’aidant devient un gestionnaire de vie qui juge ce qui est bon pour nous.» Et au besoin, il surveille, via des systèmes de sécurité ou des applications, si la personne âgée ne fait rien d’«anormal». Ce contrôle permet certes à des personnes moins autonomes de pouvoir rester chez elles plutôt que d’aller en MR(S), mais cette intrusion sécuritaire possiblement permanente pose des questions d’ordre éthique et de respect la vie privée.
L’autonomie n’aurait-elle plus droit de cité au pays de la vieillesse? «Nous rencontrons des situations de discrimination sous prétexte de l’âge, souvent présentées comme positives», explique Anne-Marie Balthasart. «S’exprimer sur les personnes âgées en tant que catégorie spécifique, c’est gommer toute particularité de genre, de situation, de parcours, de personnalité.» Les réflexions de Stéphane Adam, professeur de psychologie du vieillissement à l’ULiège, vont également dans ce sens: «L’âgisme bienveillant, c’est une attitude un peu infantilisante, condescendante, paternaliste. Sous prétexte qu’on voulait les protéger [du Covid, NDLR], les personnes âgées ont été sommées de rester chez elles, de ne pas faire leurs courses, etc. Beaucoup de personnes ne se sont jamais senties aussi vieilles que depuis le Covid! La perte de confiance en soi générée par cette image négative participe aux phénomènes de “glissement”, fréquemment observés chez les aînés isolés pendant la crise du Covid, qui se caractérisent par une perte d’autonomie soudaine et sont parfois qualifiés de suicide inconscient2».
Face à des situations de perte d’autonomie «imposée», certains seniors fuguent, arrêtent de s’alimenter, ou refusent les soins. «Ces comportements, qui peuvent apparaître comme étant négatifs, deviennent en réalité une manière d’exprimer notre autonomie, de tenter de rester autonome en refusant tout.»
Dans ce contexte, quelles sont les possibilités de maintenir cette autonomie? «Les services pour les personnes âgées sont actuellement organisés en fonction d’un niveau de dépendance acquis. Et si on organisait plutôt les moyens à disposition des seniors en fonction d’une autonomie acquise qui a besoin d’être maintenue et consolidée?» propose Anne-Marie Balthasart. «On irait sans doute vers d’autres moyens de mesure que les échelles de niveau de dépendance actuelles. Les niveaux de budgets pourraient être orientés vers la notion de la prévention.»
Et la présidente de conclure: «Notre autonomie sera maintenue parce que nous serons capables de prendre les décisions et d’avoir autour de nous les structures et l’environnement nécessaires, le logement adapté, et tout ce dont nous avons besoin pour que puissent se réaliser les décisions que nous avons prises».
1. À cet égard, la Journée internationale des personnes âgées a lieu le 1er octobre 2022.
2. Extrait de l’article «Vieillir en dehors des clichés» publié dans le magazine «En Marche» le magazine de la Mutualité chrétienne, n°1690.
Pour la présidente de la CSC Seniors, «l’autonomie, c’est le droit de se gouverner par ses propres moyens et décisions. La dignité de la personne consiste précisément en cette capacité à faire des choix moraux sans qu’ils soient imposés de l’extérieur». Elle distingue l’autonomie «exécutionnelle», soit la capacité d’effectuer un certain nombre d’actes de la vie quotidienne, et l’autonomie «décisionnelle», c’est-à-dire la capacité de se déterminer par soi-même, en connaissance de cause.
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