Carte blanche publiée dans Le Soir du 15 février 2024, co-signée entre autres par plusieurs représentants des instances nationales, régionales et fédérale de la CSC.
Le 23 janvier, la Commission Justice de la Chambre des représentants a adopté en seconde lecture un texte proposant d’inclure dans le Code pénal l’article 548 consacré à «l’atteinte méchante à l’autorité de l’État». Selon cet article, l’atteinte méchante à l’autorité de l’État consiste «dans une intention méchante et en public, à porter atteinte à la force obligatoire de la loi ou des droits ou à l’autorité des institutions constitutionnelles et ce, en provoquant directement à la désobéissance à une loi causant une menace grave et réelle pour la sécurité nationale, la santé publique ou la moralité». Nous y voyons un risque de criminalisation de la désobéissance civile et des appels à celle-ci. Alors que le vote final sur la réforme du Code pénal est prévu le 22 février, et si l’on peut saluer l’introduction du crime d’écocide, le recours à la peine de prison en dernier ressort ainsi que l’encouragement à des peines alternatives à celle-ci contenus dans la réforme, nous alertons sur les risques et la dangerosité d’une telle disposition pour la démocratie.
Le projet de criminaliser «l’atteinte méchante à l’autorité de l’État» s’inscrit dans le contexte de plusieurs initiatives de l’exécutif ces deux dernières années, depuis lors avortées, qui témoignent d’une volonté de resserrement du droit de manifester en Belgique et d’un détricotage assumé du droit à la liberté d’expression. En témoignent notamment la circulaire du 25 août 2022 adoptée par la Ministre de l’Intérieur, Annelies Verlinden, concernant «l’interdiction individuelle et préventive de manifestation», ainsi que le projet de loi «anti-casseurs» porté par l’ex-Ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne qui proposait d’inclure dans le Code pénal «une interdiction judiciaire de participer à des rassemblements revendicatifs» - projet abandonné en décembre dernier suite, notamment, à une forte mobilisation de la société civile sous la bannière «Manifestant.e.s, pas criminel.le.s». Nous observons une tendance grandissante, en Europe et ailleurs dans le monde, à la criminalisation des mouvements sociaux en général.
Il nous semble important, à ce stade, d'attirer l'attention sur les risques que comporte ce projet d’article.
En cherchant à limiter la protestation qui s’exprime à travers la désobéissance civile, le projet d’article représente une menace pour la démocratie, dès lors que la possibilité d'une contestation du pouvoir en place peut être considérée comme l'une des exigences constitutives d'un régime démocratique. Que cela soit Hannah Arendt, Jürgen Habermas, John Rawls, Bernard Manin, Pierre Rosanvallon, Claude Lefort ou Françoise Tulkens, de nombreux auteurs et autrices voient la désobéissance civile comme un moteur essentiel dans toute société démocratique.
La désobéissance civile consiste dans le fait de transgresser la loi, de façon publique, collective, consciente (au sens d’intentionnel) et non violente, dans un but de dénonciation ou de transformation d’une loi ou d’une politique publique, et ce dans le respect des droits fondamentaux des personnes. Ainsi, les désobéissants ne remettent pas en cause l’État de droit en tant que tel mais certaines législations ou politiques particulières: ils visent à instaurer un débat public et ainsi, faire vivre la démocratie. Dès lors, non seulement la désobéissance civile est compatible avec la démocratie mais elle en constitue un élément démocratique tout à fait essentiel lorsque les autres voies légales et politiques sont épuisées. Les déficits démocratiques étant inévitables en démocratie, la désobéissance civile permet, en provoquant le débat public, de réengager les gouvernants par rapport au problème qu’elle vient mettre en lumière. La désobéissance civile apparaît ainsi comme un rappel du principe de démocratie qui vient interpeller le droit dans ses fonctions les plus anciennes, celle de pacifier les relations entre les personnes au sein de la société, une fonction d’autant plus importante lorsque le principe d’État de droit est fragilisé - comme c’est le cas actuellement en Belgique.
Par ailleurs, l’histoire montre que la désobéissance civile a en réalité souvent rendu possible la conquête de droits fondamentaux. Que cela soit l’abolition de l’esclavage, l’acquisition du droit de vote pour les femmes grâce aux actions des suffragettes, la fin de la ségrégation raciale et l’acquisition des droits civils et politiques aux Etats-Unis obtenue par le mouvement des droits civiques, lors duquel la militante afro-américaine Rosa Parks a refusé de céder sa place à un Blanc dans un bus, et a donc enfreint la loi sur la ségrégation raciale, ou encore l’acquisition des droits sociaux en Belgique et ailleurs dans le monde, les exemples historiques d’avancées sociales et politiques majeures obtenues par des mouvements ayant enfreint la loi ne manquent pas. La désobéissance civile, combinée à d’autres modes d’actions légaux, permet de se diriger vers plus de droits et de justice, et ce pour tous les membres de la société.
Cet article nous semble dangereux et ce, à plus d’un titre. D’une part, le champ d’application particulièrement large de l’article en débat comporte un risque bien réel de mener à une criminalisation de la protestation au sens large, impactant alors directement le droit à la liberté d’expression et de protestation,
D’autre part, cet article constitue une porte ouverte à l’arbitraire dès lors qu’il laisse une large marge de manœuvre aux magistrats. En effet, des termes extrêmement généraux et vagues comme «porter atteinte à la force obligatoire de la loi» ou encore «menace grave et réelle pour la sécurité nationale, la santé publique ou la moralité» laissent une latitude importante au parquet pour poursuivre tout mouvement empruntant la voie de la désobéissance non-violente. On risque de se retrouver dans une situation où le parquet décide de poursuivre, sur la base de cette nouvelle infraction, des actes de désobéissance civile de certains mouvements sociaux et de ne pas poursuivre les mêmes faits commis par d’autres militants. Une telle situation porterait atteinte au principe de sécurité juridique, de légalité, d’égalité devant la loi et à la liberté d’expression, essentiels dans toute société démocratique. Comme en attestent les différences de traitement entre militants syndicaux et agriculteurs par rapport à l’entrave méchante à la circulation, ce risque n’est pas uniquement théorique.
La désobéissance civile est compatible avec la démocratie et en constitue un élément démocratique tout à fait essentiel lorsque les autres voies légales et politiques sont épuisées.
Enfin, cette disposition est inutile. La désobéissance civile est couverte par la liberté d'expression qui est garantie par des textes internationaux, européens, régionaux et nationaux. Comme précisé par l’IFDH, celle-ci peut être limitée, mais uniquement dans des cas spécifiques, comme l’incitation à la haine ou à la violence. Or ceux-ci sont déjà sanctionnés par le Code pénal, de telle sorte que «l’infraction d'atteinte méchante à l’autorité de l’État n'apporterait aucune valeur ajoutée». En outre, la disposition proposée vise à remplacer deux articles d’un texte vieux de près de 200 ans - le décret sur la presse du 20 juillet 1831 - tombés en désuétude par manque d’utilisation depuis leur adoption, et l’actuel article 268 du Code pénal qui ne concerne que les ministres d’un culte. Il est déjà arrivé que des lois votées pour faire face à un contexte donné finissent par être utilisées dans un contexte totalement différent, pour lequel elles n’ont pas été initialement prévues. Ainsi, plus la rédaction d’un texte est floue et large, plus le risque est grand qu’il soit détourné de son objet. En témoigne l’utilisation de l’infraction d’entrave méchante à la circulation contre des responsables syndicaux ou l’utilisation de l’infraction d’intrusion dans les zones portuaires utilisée contre les activistes écologistes de Greenpeace, alors même que les débats parlementaires s’étaient montrés rassurants quant au fait que ces situations seraient exclues de leur champ d’application. Par ailleurs, il ne nous semble pas adapté à l’évolution de notre société et aux défis auxquels l’humanité doit faire face pour sa survie.
Nous pensons, donc, que ce projet d’article est antidémocratique, dangereux et inutile. En outre, l’interprétation qui risque d’en être donnée semble également contredire la tendance, au sein même du monde politique et de certains partis de la majorité, à reconnaître l’importance de la désobéissance civile pour le débat démocratique. Des voix se font ainsi de plus en plus entendre dans ce sens, comme celle de Jean-Marc Nollet (Écolo), qui a récemment encouragé les jeunes à user de la désobéissance
civile, affirmant que la pression qu’ils mettaient sur le gouvernement était nécessaire; ou encore celle de Paul Magnette (PS), qui s’est quant à lui opposé au projet de loi anti-casseurs en raison de la tendance à la judiciarisation des conflits sociaux, et qui
avait déjà légitimé les craintes des syndicats, de Greenpeace et des activistes climat par rapport à cette loi.
Parce que cette disposition comporte d’importants risques pour la liberté de manifester et la liberté d’expression – libertés devant pourtant précisément être protégées par les élus –, nous demandons aux parlementaires de la rejeter fermement.
© Aude Vanlathem