Le dossier

L'info n°1026/05/23

Cinquante ans de lutte

pour une Europe plus sociale

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La Confédération européenne des syndicats (CES) a cinquante ans. Cinq décennies d’engagement au service du progrès social, avec l’ambition de faire entendre la voix des travailleurs européens. Retour sur son histoire et son rôle dans la représentation des intérêts des travailleurs auprès des institutions de l’Union européenne.

David Morelli

En 1957, la signature du traité de Rome instituait la Communauté économique européenne. Depuis, si la grande voile du navire européen a été hissée pour développer un marché unique des biens et services, l’Europe sociale, elle, continue de ramer. Pourtant, les politiques sociales sont bien présentes dans ce traité, dont le préambule consacrait «l’amélioration constante des conditions de vie et d’emploi de leurs peuples» comme but essentiel à poursuivre, via, entre autres, l’élimination des obstacles aux échanges économiques en Europe. Mais le traité ne donne que très peu de compétences aux institutions européennes pour déployer une politique sociale. Le législateur européen peut toutefois fixer des règles minimales en matière sociale, et un dialogue social peut se développer au niveau européen. C’est à ce niveau que le rôle de la CES prend son sens: faire en sorte que l’UE ne se limite pas seulement à un marché unique, mais favorise également l’amélioration du bien-être des travailleurs et de leurs familles. Une priorité tout aussi importante.

Déceptions et espoirs

Depuis 1973, la CES navigue entre calme plat, tempêtes, et parfois vents porteurs, pour que cet horizon social débouche sur une terre ferme. «Les évolutions dans la construction européenne ne sont certainement pas ce dont la CES avait rêvé lors de sa création, explique Christophe Degryse, chercheur à l’ETUI1, l’Institut syndical européen. Dès le début, il y a eu une énorme déception par rapport au projet européen. La CES pensait que l’Europe allait être un instrument de régulation, voire de lutte, contre le capitalisme sauvage. Mais après le choc pétrolier, l’Europe est devenue beaucoup plus libérale et dérégulatrice». Au long de ces cinquante ans d’existence, les rapports entre la CES et les institutions européennes ont joué aux montagnes russes, passant de l’enthousiasme à la méfiance. «Après une période très difficile, fin des années 1970, il y a eu une “histoire d’amour” entre le syndicalisme européen et Jacques Delors, le président de la Commission (1985-1995), qui a permis des avancées importantes, comme la mise en place d’un dialogue social au niveau européen». Ce dialogue et les négociations collectives qui en sont le corollaire ont été en péril sous la présidence de José Manuel Barroso (2004-2014), à la faveur de la crise financière de 2008 et des politiques d’austérité. Pour le chercheur, «c’est une période de très forte opposition de la CES par rapport à la tournure que prenait cette construction européenne». Les présidences de Jean-Claude Juncker (2014-2019) et d’Ursula Von der Leyen (2019-présent) ont remis un peu de vent social dans les voiles européennes. «C’est le travail sur le dialogue social, au niveau national et européen, qui permet de faire la différence», affirme Karin Debroey, collaboratrice de la CSC internationale.

La démocratie, l’état
de droit, le respect
des droits humains,
les normes environnementales
sont l’avenir.

Avancées notables

Ces dernières années, le plaidoyer politique développé par la CES à l’attention des trois institutions de l’UE (Parlement, Commission et Conseil) a permis de réaliser des avancées notables en matière de droit social. De nouvelles directives ont été adoptées concernant le salaire minimum, la transparence salariale, ou encore la transparence et la prévisibilité des conditions de travail. Une directive sur la protection des travailleurs de plateformes est en discussion. Un travail important est également en cours concernant le devoir de vigilance, pour que les entreprises respectent les droits humains, le droit du travail et le «Green Deal» sur les normes environnementales (à lire dans L’Info n°9). Des recommandations sur la négociation collective pour les travailleurs indépendants ont aussi vu le jour. L’horizon social européen serait-il enfin et durablement ouvert? «Il y a des craintes, à la CES, que ce virage social prenne fin, tempère Karin Debroey. Le monde est en train de changer au niveau géostratégique (guerre en Ukraine, montée en puissance de la Chine…). Il faut rester vigilant afin que les instances européennes restent dans cette dynamique de dialogue».

La CES, c’est

  • La voix de 45 millions de travailleurs.
  • 90 confédérations syndicales nationales réparties dans 38 pays.
  • 10 fédérations syndicales sectorielles européennes.

Menaces de tempêtes

Les nouvelles formes de travail, qui échappent largement au schéma syndical classique, constituent une menace en matière de droits des travailleurs. «De nouveaux modèles d’entreprise émergent, inspirés selon moi du business model des trafiquants de drogue: une petite cellule d’approvisionnement et de coordination, qui rejette tous les risques sur les “petites mains”, les travailleurs, tout en engrangeant les profits, analyse Christophe Degryse. N’est-ce pas cette forme d’ubérisation que tente d’imposer Delhaize? Ce changement de modèle, un peu partout en Europe, pose la question de la manière dont le syndicalisme va pouvoir réagir et restructurer son action et sa présence dans ces nouvelles formes de travail. Je pense que ça va être l’enjeu du futur». «Il n’y a qu’en Europe qu’un modèle avec une certaine dimension sociale existe, ajoute Karin Debroey. La démocratie, l’état de droit, le respect des droits humains, les normes environnementales, c’est ça l’avenir». Cet avenir passe donc par la lutte contre le discours faussement social de l’extrême droite, mais aussi par l’internationalisation du modèle européen. «Si nous ne réussissons pas à le faire, il va y avoir des doubles standards, et nous risquons de ne plus pouvoir bénéficier de ce modèle. Les critères sociaux doivent être remis à un niveau d’importance égale avec les aspects économiques et financiers. Il est nécessaire d’intégrer une dimension sociale dans l’approche des investissements, pour aboutir à une transition juste.»

Feuille de route

Transition juste, salaires, travailleurs de plateformes, lutte contre l’extrême droite: les sujets à l’agenda des syndicalistes européens ne manqueront pas dans les mois à venir. Ces thématiques sont d’ailleurs à l’ordre du jour du quinzième congrès de la CES, à Berlin, de ce mois de mai. L’occasion pour le mouvement syndical européen d’élaborer sa nouvelle feuille de route et de continuer, contre vents et marées, à écrire l’histoire européenne du monde du travail.

1. European Trade Union Institute for Research, NDLR.

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