Le dossier

L'info n°0507/03/2025

Santé des femmes au travail:

l’autre inégalité

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Les inégalités persistantes entre femmes et hommes sur le marché du travail (écarts salariaux, surreprésentation des femmes dans des secteurs moins rémunérés, temps partiels, etc.) sont régulièrement mises en lumière. Les inégalités liées à la santé et à l’accès aux soins de santé se trouvent, elles, dans un angle mort médiatique et scientifique. Focus sur la santé des femmes dans un monde du travail bâti sur des bases masculines.

David Morelli

Posons tout d’abord un constat: les femmes vivent plus longtemps que les hommes. Mais si l’espérance de vie augmente, l’espérance de vie en bonne santé, elle, n’augmente pas. Ce constat est particulièrement vrai parmi les catégories sociales les moins privilégiées. Conséquence: alors que les hommes sont plus confrontés à des maladies mortelles, les femmes souffrent plus, avec l’âge qui avance, de maladies invalidantes. «Depuis 15 ans, on voit une tendance très forte vers l’augmentation d’incapacité de travail et ce, particulièrement chez les femmes, explique Svetlana Sholokhova, chargée de recherche en santé à la Mutualité chrétienne (MC), à l’occasion d’une journée sur la santé des femmes organisée par les Femmes CSC. Ce sont très clairement les femmes ouvrières de plus de 55 ans qui sont les plus nombreuses à se retrouver d’incapacité de travail.»

«En Belgique, en 2005, une personne sur seize était en invalidité de longue durée. Hommes et femmes étaient pratiquement à égalité, soit 6%, rappelle Laurent Vogel, chercheur à l’Institut syndical européen (Etui). Entre 2005 et 2021, les chiffres sont passés à 8,5% chez les hommes et à 15% chez les femmes! Deux causes liées aux conditions de travail ressortent largement: les problèmes de santé mentale et les troubles musculosquelettiques (TMS)».

Très longtemps, les causes expliquant cette incapacité de travail plus importante chez les femmes ont été exclusivement d’ordre biologique, naturel. Mais la situation est plus complexe et nécessite d’autres facteurs d’explication, comme les stéréotypes de genre et les conditions de travail.

It’s a man’s world

Un stéréotype de genre encore profondément ancré envisage que les emplois majoritairement exercés par des femmes requièrent des exigences physiques moins importantes que ceux des hommes. En réalité, les risques professionnels encourus sont différents. Les contraintes masculines exposent davantage les hommes à des risques d’accidents mortels ou graves. Mais les effets du travail chez les femmes, moins spectaculaires (burn-out, TMS…) ont d’autres sources: tâches répétitives, temps partiels, charge émotionnelle importante dans le «Care»1, et sont différemment dévastateurs, avec des risques à moyen et long terme. Pour Laurent Vogel, les métiers «féminins» présentent donc des risques spécifiques et une pénibilité largement sous-estimée. «À la fin d’une journée de travail, une caissière dans un grand magasin aura porté une charge supérieure à celle des travailleurs dans le bâtiment. Au lieu de soulever 100 fois cinquante kilos, elle va soulever 6.000 fois un ou deux kilos. Et du point de vue des TMS, les deux sont dangereux», explique-t-il. Le travail des femmes étant envisagé comme plus léger et moins nocif, leurs salaires sont moindres. Double peine donc. Face à ces inégalités flagrantes, intervenir sur les conditions de travail constitue un levier majeur pour (r)établir un meilleur équilibre.

Il y a quelques traits dominants dans le travail des femmes, constate Laurent Vogel: moins d’autonomie au travail, et un travail répétitif qui peut aller jusqu’à l’organisation disciplinaire, comme ces magasins où on ne peut pas aller aux toilettes sans avoir préalablement reçu l’autorisation d’un chef. «Une série de données – qui ne sont pas encore consolidées – donnent l’hypothèse de toute une série de maladies du système immunitaire, y compris les cancers, qui seraient plus fréquentes dans les secteurs du commerce et du nettoyage».

En une journée de travail, une caissière porte plus qu’un travailleur du bâtiment!

Deuxième corps

Le corps des femmes est souvent considéré comme un «deuxième corps» sur le marché du travail: il serait différent, voire anormal, inférieur en taille et en force. Les espaces, les outils, les équipements, les vêtements de travail ont pour la plupart été conçus par et pour des hommes2. Ils peuvent donc se révéler inadaptés, avec des conséquences sur la santé, la sécurité et le bien-être au travail. Notons à cet égard que peu d’entreprises se soucient des effets que peuvent avoir les menstruations ou la ménopause (lire encart en page suivante) sur la capacité de travail. Cela peut être générateur de souffrances au travail ou de diminution individuelle du temps de travail par les femmes, avec les impacts que l’on connait sur leur salaire et sur leurs droits en sécurité sociale.

Du fait des stéréotypes liés au travail des femmes, les disciplines de la santé au travail ont abordé leurs recherches sous un angle principalement masculin. Conséquences: moins d’interventions préventives, de recherches scientifiques et de reconnaissance de risques professionnels. Et ce biais perdure… (sur ce sujet, lire le dossier de L’Info n°2 consacré au biais de genre dans la reconnaissance des maladies professionnelles).

Accès aux soins

Comme en témoigne ce qui précède, le facteur du genre, c’est-à-dire le rapport de pouvoir dans une relation sociale entre femmes et hommes, exerce une influence importante sur la santé des femmes, mais aussi sur leur accès aux soins de santé. Force est de constater que le système de soins de santé est, lui aussi, sujet aux biais de genre. Svetlana Sholokhova pointe divers facteurs qui en témoignent, au départ d’une étude menée par la Mutualité chrétienne et d’études internationales. Parmi ceux-ci se trouve une tendance au sous-diagnostic des femmes et à une prise en charge plus tardive des problèmes de santé par rapport aux hommes, tant pour les maladies spécifiquement féminines que pour les maladies communes, comme les maladies cardiovasculaires. «Les symptômes étudiés par les médecins au cours de leurs études sont ceux qui sont typiques pour les hommes. Des études montrent que les femmes subissent beaucoup moins d’interventions chirurgicales, car les médecins ont tendance à considérer qu’elles ont moins de chances de survivre. En Belgique, trois fois moins de femmes subissent une intervention chirurgicale pour les mêmes maladies, pour le même âge, pour les mêmes conditions», détaille la chargée de recherche de la MC. Les médecins sont donc parfois guidés par des idées qui relèvent des stéréotypes de genre. En matière de disponibilité de services de soins de santé, les femmes sont également désavantagées: elles disposent de moins de temps libre, notamment à cause de la répartition inégale des tâches familiales, et elles utilisent plus souvent les transports en commun. Les personnes avec des revenus plus bas vont rencontrer des difficultés à se rendre chez le médecin à cause des distances et/ou de la disponibilité de moyens de transport. Les femmes sont surreprésentées sur ce point.

Enfin, la situation financière des femmes, plus exposées à la pauvreté, à la discrimination à l’embauche ou aux inégalités salariales, a également une influence négative sur l’accessibilité des soins. Par exemple, il est plus facile pour les hommes de trouver un urologue conventionné que, pour les femmes, de trouver un gynécologue conventionné. «On constate aussi que les personnes qui sont bénéficiaires de l’intervention majorée accèdent moins bien au dépistage que les personnes qui n’ont pas ce statut», ajoute Svetlana Sholokhova.

À symptômes égaux, les femmes sont prises en charge plus tard que les hommes.

Changer le statu quo

«En matière d’accès aux soins de santé, il semble clair qu’il faut essayer de créer des protocoles qui prendraient en compte ces différences entre femmes et hommes pour ne pas reléguer certains symptômes féminins comme étant “atypiques”. La neutralité actuelle des protocoles nuit aux femmes. Par ailleurs, même si aujourd’hui les personnes qui deviennent médecin généraliste sont majoritairement des femmes, elles occupent à peine 20% des postes de haute fonction. Il faut récolter et analyser plus de données genrées», préconise-t-elle.

Pour Laurent Vogel, l’idéal serait une prévention primaire sensible à la différence de genre. Une prévention qui, par exemple, prend en compte le travail répétitif au même titre que le transport de charges pour les TMS. «La visite médicale, c’est le seul moyen pour un médecin d’avoir une visibilité sur ce qui se passe dans l’entreprise. Dans des secteurs comme les titres-services, où il y a une surreprésentation des femmes, la question du genre se pose aussi, puisque là, indirectement, il y a une discrimination qui se fait par rapport à l’accès à la médecine du travail», conclut le chercheur.

Il faut créer des protocoles qui reconnaissent la dimension de genre dans l’accès aux soins.


1. Le «Care» fait référence aux métiers de l’aide et du soin au quotidien, NDLR.
2. «Inégalités de genre au travail», Pauline Gillard, Santé conjuguée n°105, décembre 2023.