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L'info n°0818/04/2025

Extrême droite:

le pouvoir insidieux des mots

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Qu’est-ce qui peut être qualifié d’extrême droite? Répondre à cette question n’est pas simple, mais s’avère fondamental pour combattre cette idéologie dont la rhétorique tend à se banaliser dans les espaces public et politique.

David Morelli

«Aujourd’hui, l’idéologie d’extrême droite n’est plus le propre d’un parti ou d’un courant politique: on peut la retrouver dans différentes formations, partis, mouvements. Pour la définir, j’étudie les mots qui sont mobilisés dans les discours politiques. Parce qu’un discours ne décrit pas le monde qui nous entoure: il le construit. Il y a des mots qui sont récupérés, voire imposés. Il faut les questionner pour savoir comment s’exprimer sur certains sujets», explique François Debras, professeur associé au sein du Centre d’études Démocratie de la Faculté de droit de l’ULiège, et maître-assistant à l’Helmo1. Pour lui, les mots sont porteurs d’une certaine vision du monde. «Les mots utilisés vont influencer la façon dont on va le penser. Le discours est performatif: il crée une réalité» (lire encart). 

Et l’extrême droite l’a bien compris.

Extrême adaptation

Avant de décrypter un discours potentiellement extrémiste, il s’agit d’abord de définir ce qu’est l’extrémisme. En sciences politiques, l’extrême droite est définie à travers trois critères: l’inégalitarisme, le nationalisme et le sécuritarisme. «Tout nationalisme et sécuritarisme n’est pas d’extrême droite, mais l’extrême droite est systématiquement nationaliste et sécuritariste», précise le professeur.

Concernant l’inégalitarisme, la législation mise en place à la fin des années 80 contre l’incitation à la haine raciale a forcé les partis d’extrême droite à adapter leurs discours. «Le racisme évolue avec les discours, pour passer d’un racisme biologique à un racisme culturel ou religieux, qui considère qu’il y a une hiérarchie entre les cultures et les religions et une continuité entre la culture, la religion et la pensée». Ce discours «adapté» s’est banalisé, notamment sur les plateaux télévisés. On l’a beaucoup entendu lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie pour marquer la différence entre les réfugiés ukrainiens et syriens. «Les réfugiés ukrainiens seraient “assimilables” du fait qu’ils partagent la même culture européenne que nous. Un réfugié syrien, lui, serait inassimilable parce que sa culture ou sa religion ne lui permettrait pas de comprendre l’égalité femmes-hommes ou la séparation entre l’Église et l’État.» Le discours sur l’assimilabilité d’une culture et d’une religion a remplacé celui sur la supériorité d’une prétendue race sur une autre. Mais l’idéologie reste la même, malgré un discours moins explicite.

Le discours raciste, opinion ou délit?

En droit belge, l’incitation à la haine raciale est interdite et condamnable. Mais un discours de haine, comme un discours raciste, n’est pas forcément une incitation à la haine raciale. Un discours raciste peut donc (et devrait) être condamnable moralement, mais il ne l’est pas juridiquement.

Nous contre Eux

Le second critère, le nationalisme, renvoie à une nation qui rassemble l’ensemble des individus d’une même communauté sur un même territoire. Il développe une identité qui, pour rester pure et homogène, doit s’opposer à toute forme de diversité et rejeter toute norme supranationale qui entraverait la souveraineté nationale, comme la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) par exemple. Face aux dangers que court la nation, le discours de l’extrême droite retourne les valeurs tout en restant dans la logique du «Nous contre Eux».

«Dans ce discours, la victime n’est pas le migrant à qui l’on refuse d’appliquer le droit d’asile, mais bien le natif qui défend légitimement ses traditions et ses emplois contre les migrants et les normes internationales en matière de respect des droits humains», détaille François Debras. Le discours, moins haineux dans sa terminologie, parle désormais de «préférence nationale» ou d’«emplois de souveraineté» pour justifier par exemple, qu’à compétence et diplôme égaux, on engagera celui qui est né sur le territoire. «En réservant l’emploi, les allocations et les aides aux nationaux, l’extrême droite se présente ainsi en défenseur de cette nation. L’“Autre” est piégé: il travaille? Il vole les emplois. Il ne travaille pas? Il vit au détriment de la société. Il est toujours perdant».

Enfin, dans l’imaginaire d’extrême droite, l’«Autre» est forcément dangereux. Protéger la nation, pure et homogène, contre la diversité et le multiculturalisme, passe par un discours sécuritaire: plus de police, de contrôle, de frontières, de répression, etc.

«Vague migratoire» ou «crise de l’accueil»?

Utiliser le terme «vague migratoire» ou «crise politique de l’accueil» dans un discours, c’est parler d’une même réalité – des personnes qui viennent sur le territoire –en l’abordant sous un angle différent. Le terme «vague migratoire» déshumanise les migrants et promeut l’idée que, comme une catastrophe naturelle, cette vague va «nous» noyer. Le danger vient de «là-bas» et il faut s’en protéger car «nous» sommes les victimes des «Autres». Parler de «crise politique de l’accueil» suggère que c’est nous qui n’avons pas les moyens d’accueillir (ou qui ne voulons pas les donner) les personnes qui revendiquent l’application du droit d’asile, un droit fondamental inscrit dans la Cour européenne des droits de l’Homme. Imposer une terminologie dans le débat public, c’est imposer une vision de la réalité.

Renversement des valeurs

Comme déjà évoqué, l’extrême droite a reconstruit son discours en renversant des valeurs sur une série de thématiques. Elle est homophobe, mais elle défend les droits des homosexuels… contre l’islam. Elle est antisémite… mais elle soutient Israël. L’écologie en fait également les frais. «Le discours du parti “Chez nous” sur l’écologie ne parle pas des pesticides, mais bien de production locale pour des consommateurs locaux. C’est un très beau mot pour les jeunes pour parler de nationalisme». Et quand l’extrême droite aborde l’égalité entre femmes et hommes, c’est pour embrayer sur le droit des femmes de s’habiller comme elles le souhaitent – donc de traiter du port du voile. «L’extrême droite réutilise des thèmes porteurs du débat pour les injecter idéologiquement de façon spécifique».

Gris pas clair

L’évolution du discours extrémiste crée des incertitudes, des zones d’ombre qui rendent plus difficile la désignation du caractère extrémiste d’une proposition et l’argumentation pour la combattre. C’est ce que le professeur Debras appelle les «discours gris», «des discours inquiétants sans pour autant être juridiquement condamnables» (lire encart ci-dessus). Face à ces «discours gris», François Debras propose une grille d’analyse pour tenter de les clarifier. «En Belgique, il existe une loi qui définit l’extrémisme: la loi de 1998 qui organise la sûreté de l’État. Son article 8 le définit comme “Les conceptions ou les visées racistes, xénophobes, anarchistes, nationalistes, autoritaires ou totalitaires (…), contraires, en théorie ou en pratique, aux principes de la démocratie ou des droits de l’Homme, au bon fonctionnement des institutions démocratiques ou aux autres fondements de l’État de droit. «Deux critères centraux donc: la Convention européenne des droits de l’homme et l’État de droit. Sur cette base, est extrémiste ce qui s’oppose à la CEDH et crée un rapport hiérarchique entre les individus». Ainsi, analyse François Debras, quand la NVA propose un moratoire sur l’asile, droit fondamental inscrit dans la CEDH, elle formule un discours extrémiste au regard de l’article 8 susmentionné.

S’agissant de l’opposition à l’État de droit, il rappelle que l’État belge a été condamné plus de 7.000 fois pour non-application du droit d’asile et d’accueil. «On peut légitimement se poser la question de savoir si ces politiques ne sont pas des politiques extrémistes», interroge le professeur, qui rappelle que les centres fermés, la déchéance de la double nationalité, l’externalisation des demandes d’asile, le moratoire sur l’asile sont des réalisations ou des propositions historiquement issues du Vlaams Block (aujourd’hui Vlaams Belang).

Les mots trompeurs

Les discours de l’extrême droite ont changé. Elle ne parle plus…

  • de race, mais de culture et de religion;
  • d’inégalités entre celles-ci mais de différence;
  • de hiérarchisation entre celles-ci mais de leur caractère assimilable ou inassimilable;
  • elle n’est plus contre l’Autre, mais pour la préférence nationale…

Les termes changent, les idées restent les mêmes.

La diagonale du flou

Un parti politique qui ne revendique plus un ou deux des trois critères constitutifs de l’extrême droite peut-il encore être qualifié sous cette dénomination? Peut-on qualifier d’extrémiste un parti démocratique dont un ou des représentants tiennent des propos racistes? Dans un contexte de banalisation du discours extrémiste et de la terminologie qui s’y déploie, les qualificatifs se concurrencent pour définir les partis, groupes ou personnes qui tiennent ces discours et qui auraient été qualifié d’extrémistes il n’y a pas si longtemps: mouvement liberticide, droite populiste identitaire néo/post-fascisme, droite extrême, droite radicale, droite populiste… «Changer de dénomination laisserait entendre qu’un parti a changé. Si demain tout le monde considère que le Vlaams Belang n’est plus l’extrême droite mais la droite radicale, deviendra-t-il envisageable de faire un gouvernement avec eux?», questionne François Debras, avant de conclure sur un constat et un conseil. «La nationalité, l’identité, l’immigration ne sont pas des sujets tabous, mais il faut comprendre que dans le débat politique et médiatique actuel, les mots qui servent à construire une représentation mentale sont des mots issus de l’extrême droite. Il faut donc expliquer d’où ils viennent et qu’ils ne sont pas neutres. Il y a dès lors des mots qu’il faut bannir du vocabulaire: décivilisation, ensauvagement, islamisation, grand remplacement, disparition autochtone… termes qui renvoient à un imaginaire d’extrême droite, construisent son idéologie et lui permettent d’exister».

1. Les informations et propos mentionnés dans ce dossier sont issus de l’intervention de M. Debras à l’occasion d’un séminaire sur les fake news organisé par la CSC.


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