La liberté de la presse traverse aujourd’hui une grave période de turbulences. Si elles sont particulièrement sensibles là où l’extrême droite est au pouvoir (atteintes aux secrets des sources, interdiction de publication/diffusion de certains médias indépendants, pressions, suppression des aides à la presse…), de multiples menaces pèsent également en Belgique sur ce droit inscrit dans la Constitution. Des signaux d’alerte témoignent d’une érosion inquiétante de cette liberté essentielle.
Cette érosion peut prendre diverses formes, comme la multiplication des procédures-bâillon. Ces procédures en justice, ou menaces de procédures, assorties d’une demande de dommages et intérêts élevés, sont parfois intentées contre des journalistes ou des organes de presse pour les intimider à l’occasion de la publication d’un article critique. «Outre les procédures judiciaires, explique l’Association des journalistes professionnels (AJP), des cas d’intimidation nous sont régulièrement rapportés, exercés majoritairement par des personnalités politiques ou des entreprises: menaces de poursuites longues et coûteuses, campagnes de décrédibilisation, harcèlement, menaces envers les sources, etc. L’effet de telles intimidations est concret: les journalistes ou les rédactions hésitent à publier des infos pourtant d’intérêt général, voire refusent de les publier.»
Récemment, le magazine Wilfried a été la victime de ce type de procédure après avoir publié un article rapportant des témoignages sur les comportements répréhensibles d’un ancien bourgmestre1. Une directive européenne visant à limiter ces procédures abusives devrait être transposée dans tous les États membres d’ici mai 2026.
L’effet de telles intimidations est concret: les journalistes ou les rédactions hésitent à publier des infos pourtant d’intérêt général...
La «censure préventive», pourtant interdite à l’égard de la presse écrite et des sites internet, constitue également une arme que le pouvoir politique ou économique utilise parfois pour étouffer les voix critiques. Ce fut le cas en 2024 avec une procédure initiée par la ministre de l’Intérieur pour obliger un groupe de presse à supprimer ses archives sur un scandale de corruption. Au niveau de la presse audiovisuelle, qui n’est pas couverte par cette interdiction, le fait qu’un tribunal de l’entreprise se soit estimé légitime à juger de l’éventuelle censure d’un reportage télévisé pose pour le moins question2.
Tant les procédures-bâillon que la censure préventive constituent des armes d’étouffement de l’information et une épée de Damoclès sur les journalistes, qui risquent d’être tentés de s’autocensurer.
Le pluralisme et l’indépendance éditoriale des médias sont également en danger. La concentration des médias est à cet égard susceptible d’aggraver la méfiance du grand public vis-à-vis de la presse. En effet, avec la fusion annoncée cet été des deux principaux groupes de presse francophones en Belgique, Rossel et IPM, la quasi-totalité de la presse écrite francophone se retrouvera entre les mains d’un seul acteur dominant. Moins de concurrence signifie moins de diversité dans les points de vue et donc une uniformisation des contenus, au détriment de la richesse du débat contradictoire démocratique. Cette concentration participe également à l’affaiblissement du rôle central de la presse comme «chien de garde» de la démocratie: quand l’essentiel de l’information provient d’un seul groupe, la capacité à enquêter, à critiquer le pouvoir ou à révéler des scandales s’en trouve affaiblie.
Pour l’AJP, la fin des mesures de soutien concernant la distribution de la presse quotidienne, périodique et associative constitue également un motif d’inquiétude. L’Info CSC est d’ailleurs également impacté par cette mesure, qui multiplie par cinq les coûts de distribution. Les médias rencontrent également des difficultés à trouver leur modèle économique face à la concurrence des Gafam (les géants du web), qui captent près de 60% des investissements publicitaires dans le digital contre 40% pour les acteurs locaux3. Enfin, si la profusion de sites d’information non professionnels témoigne de la vitalité de la liberté d’expression, elle constitue également une source de confusion pour le citoyen. Difficile en effet de distinguer les sources fiables des sources douteuses dans cette pléthore et/ou de faire le tri entre le factuel, le commentaire, l’opinion, le publireportage, la propagande, le complotisme et le fake. Autre effet pervers, certains médias professionnels s’alignent sur les pratiques de sites non professionnels qui privilégient l’engagement (les fameux titres dits «putaclic») et la réactivité, avec des conséquences sur le temps de vérification des informations et des sources. Résultat: une standardisation vers le bas de l’information. Quant à l’information de qualité, c’est-à-dire celle qui respecte des principes fondamentaux tels que la vérification, la multiplicité des sources ou encore l’intégrité, elle peine à exister face à l’information moins diversifiée mise en avant par les algorithmes.
La qualité et la diversité de l’information constituent pourtant des enjeux essentiels pour la démocratie. La presse professionnelle, au même titre que les personnes qui diffusent de l’information de manière intellectuellement honnête, jouent un rôle clé dans la formation de l’opinion publique, la transparence démocratique et le contre-pouvoir. Une presse affaiblie peut favoriser la montée des discours populistes, complotistes ou extrémistes. À l’instar des syndicats ou de la justice, la presse a toujours été une cible de l’extrême droite. À l’heure où, partout en Europe, on assiste à une montée de la désinformation à des fins politiques et à une normalisation des narratifs et du vocabulaire de l’extrême droite (lire L’Info n°8), entre autres dans ou à travers la presse, la diversité éditoriale constitue un rempart – de plus en plus fragile – pour préserver l’accès de tous à une information de qualité.
1. Source: Le Soir. 2. Idem. 3. www.mediaspecs.be
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