La conférence de l’OIT, reflet du monde
Genève a une nouvelle fois accueilli la Conférence internationale du travail, qui s’est tenue du 3 au 14 juin. Retour sur cette réunion annuelle incontournable.
Chris Serroyen, Stijn Sintubin
Le siège de l’OIT,
à Genève.
Chaque année, les représentants des gouvernements, des employeurs et des syndicats de 187 pays se réunissent pour tenter de conclure des accords visant à améliorer les droits et la situation des travailleurs, dans le cadre de l’Organisation internationale du travail (OIT). La délégation de la CSC a participé activement aux discussions au sein des différentes commissions. Le gouvernement belge était également présent et s’est exprimé au nom de nombreux gouvernements européens car la Belgique assurait toujours la présidence semestrielle de l’Union européenne.
Cette année, la discussion en première lecture d’une nouvelle convention de l’OIT sur les risques biologiques au travail, assortie d’une recommandation, a retenu l’attention. La pandémie de Covid-19 a une fois de plus souligné l’importance d’une protection adéquate des travailleurs contre ces risques. En Europe, il existe déjà une directive sur les agents biologiques, bien que les risques biologiques dépassent ce cadre. D’autres pays ne disposent souvent pas d’une telle protection.
L’OIT a déjà adopté la convention n°170 pour les produits chimiques, mais il subsiste un vide pour les agents biologiques. Les gouvernements ont largement soutenu ce type de norme, contrairement aux employeurs qui espéraient qu’elle se limiterait à une recommandation. Le banc patronal était toutefois en minorité, ce qui l’a incité à adopter une autre stratégie: tirer les discussions en longueur et vider les projets de texte de leur substance. Ils n’ont cependant pas pu empêcher la conclusion d’un accord final sur un projet de convention solide. Kris Van Eyck, le responsable du service entreprise de la CSC, y a travaillé d’arrache-pied. Faute de temps, la discussion sur la recommandation d’accompagnement a dû être reportée à l’année prochaine. Il y aura alors une deuxième et dernière discussion sur le projet de convention.
Une autre commission a organisé une discussion générale sur l’économie des soins de santé. Ce débat a également été fortement influencé par l’expérience de la crise sanitaire, ainsi que par l’impact du climat, du vieillissement, de la technologie, de la mondialisation, de la commercialisation et d’autres transitions sur les secteurs des soins. Elle a aussi abordé la pénurie croissante de personnel dans ces secteurs dans de nombreux pays et son lien avec les questions migratoires, sans oublier la pression croissante sur les dépenses publiques.
Marie-Agnès Gilot de la CNE et Koen Detavernier de WSM ont apporté la contribution de la CSC à cette discussion. L’enjeu est de parvenir à une résolution qui oriente les travaux futurs de l’OIT, des pouvoirs publics nationaux et des interlocuteurs sociaux dans ce domaine. Les employeurs ont également compliqué les discussions au sein de cette commission. Ils considèrent les soins de santé comme un secteur lucratif et préfèrent que les services non commerciaux ne leur fassent pas concurrence, sans parler de l’économie sociale et des mutualités. La discussion a toutefois pu être canalisée avec le soutien de nombreux gouvernements.
Marc Leemans, ancien président de la CSC, est actif dans la commission d’application des normes à l’OIT.
La commission permanente dédiée aux questions récurrentes examine chaque année l’un des objectifs stratégiques de l’OIT afin de fixer les orientations pour les travaux autour de cet objectif au cours des cinq prochaines années. Cette année, les normes fondamentales du travail de l’OIT sont à nouveau à l’honneur: l’interdiction du travail des enfants et du travail forcé, la non-discrimination, la liberté syndicale, le droit à la négociation collective, depuis peu complétés par le droit à un travail sûr et sain. Elles revêtent aujourd’hui une importance particulière en raison de la montée de l’extrême droite dans de nombreux pays et, dans son sillage, de la violation des droits humains, notamment des normes fondamentales du travail.
La contestation permanente du droit de grève par les employeurs, en tant qu’élément des normes fondamentales du travail, constitue un point de friction. L’an dernier, l’OIT a transféré cette discussion à la Cour internationale de justice, qui pourrait trancher l’an prochain sur l’interprétation juridique des règles actuelles de l’OIT. Cette discussion ayant été temporairement mise au frigo, d’autres conflits ont émergé: les employeurs souhaitent que l’on insiste un peu moins sur la liberté syndicale et le droit à la négociation collective; ils se montrent réticents à une trop grande ingérence dans les multinationales qui violent les normes fondamentales du travail; ils estiment que l’OIT se concentre trop unilatéralement sur les droits des travailleurs et néglige les entreprises; ils n’apprécient pas non plus l’intérêt de l’OIT pour les nouveaux défis posés par l’intelligence artificielle concernant les normes fondamentales du travail...
Du côté des gouvernements, nous constatons que le monde est en pleine mutation: les États-Unis qui ont (encore pour quelque temps?) fortement soutenu l’approche des travailleurs, et la Chine qui, avec certains pays africains et latino-américains, a souvent pris parti pour les employeurs. Le résultat final sera certainement la formulation d’une demande pour que l’intelligence artificielle (IA) respecte davantage et de façon plus intégrée les normes fondamentales du travail, en particulier la liberté syndicale et le droit aux négociations collectives, dans tout ce qu’elle fait. La nécessité d’une transition climatique juste et les nouveaux risques liés à la transition numérique, notamment les progrès de l’IA, jouent également un rôle important.
Enfin, il y a aussi la commission de l’application des normes. Marc Leemans, ancien président de la CSC, y est le porte-parole du groupe des travailleurs, épaulé par une solide équipe de la CSC: Stijn Sintubin, jusqu’il y a peu responsable du service international, et le tandem Youssef El Otmani et Alexis Fellahi du service d’études. Chaque année, 24 pays sont convoqués devant cette commission pour violation des conventions de l’OIT et/ou des normes fondamentales du travail. Cette année, une session spéciale a été consacrée aux dérapages de la Biélorussie, notamment les graves violations des droits syndicaux. La liste des 24 pays comprenait également le Cambodge pour ses fréquentes violations des droits syndicaux, l’Ouganda pour l’augmentation spectaculaire du travail des enfants, la Turquie pour les restrictions au droit de négociation collective, et le Paraguay pour de graves manquements en matière d’inspection du travail.
La Géorgie quant à elle a dû venir s’expliquer sur les graves problèmes de discrimination salariale à l’encontre des femmes.
Ce n’est pas une tâche facile pour le groupe des travailleurs à la conférence car les employeurs se montrent immédiatement conciliants, sauf lorsque ces pays ont des gouvernements de gauche, comme en Espagne et au Nicaragua. Les employeurs s’empressent alors de se montrer plus critiques. Il est plus aisé pour les employeurs de sanctionner sévèrement des pays comme la Biélorussie et la Géorgie. Mais là encore, on constate que certains gouvernements veulent rester en bons termes avec la Russie.
Qu’en est-il de la guerre à Gaza? Cette année, une session spéciale y a été consacrée, en dehors des commissions. De nombreux événements de solidarité ont été organisés en marge de la conférence, en adoptant systématiquement le point de vue de l’OIT sur les normes du travail, en soutien à tous ces Palestiniens qui ont perdu leur emploi du jour au lendemain.
© Marcel Croizet - OIT