«Avoir sa propre industrie, c’est une question de sécurité économique», affirme Victor De Decker, droit au but. Cet expert en géoéconomie à l’Institut Egmont (l’Institut royal des relations internationales) constate à quel point de grandes puissances comme la Chine et les États-Unis utilisent en permanence leurs propres industries et économies sur le champ de bataille de la politique mondiale. «Dans un conflit international, c’est un outil de menace pratique. Rappelons-nous les grandes incertitudes liées au contrôle russe sur l’énergie et le gaz au début de la guerre en Ukraine. Nous n’en avons pas fini avec ces jeux de pouvoir, assure l’expert. La Chine a récemment réagi à un contrôle américain sur les exportations de puces électroniques en limitant ses propres exportations de minerais essentiels. Pendant ce temps, les États-Unis ont formé une coalition avec le Japon et les Pays-Bas pour jouer un rôle dominant dans l’industrie des puces électroniques.»
Alors que l’importance de l’industrie augmente au niveau international, sa taille diminue en Belgique. Selon la Banque nationale, la valeur ajoutée de notre industrie a diminué de 3,1% en 2023. Depuis 2019, on parle même d’une contraction de 6%. «Depuis les années 90, nous mettons surtout l’accent sur la plus-value financière, principalement dans les secteurs des services, analyse Victor De Decker. Nous faisons ainsi le choix de bénéfices rapides». Ce choix a pourtant un prix: le recul de l’industrie manufacturière. Pourtant, selon lui, une politique industrielle forte est nécessaire, non seulement pour maintenir notre compétitivité mais aussi pour garantir la cohésion de notre société. «Des secteurs comme ceux de l’approvisionnement alimentaire et énergétique ont une importance telle que leur disparition risquerait d’entraîner l’effondrement de notre société. Par ailleurs, d’autres secteurs, comme la biotechnologie ou les énergies renouvelables, sont importants pour assurer notre avenir», complète Victor De Decker.
31%
C’est la diminution de la valeur ajoutée de l’industrie belge en 2023.
Van Hool, Audi, Arcelor Mittal… Des milliers d’emplois ont été perdus ou sont menacés dans ces entreprises et, par effet domino, chez leurs sous-traitants. L’industrie belge est dans la tourmente depuis des dizaines d’années. Alors qu’elle représentait encore 40% du produit intérieur brut (PIB) dans les années 70, cette part n’est plus que de 20% aujourd’hui.
Ces dix dernières années, près de 100.000 emplois ont disparu dans l’industrie. «Pourtant, notre industrie n’est pas devenue quantité négligeable, affirme l’économiste Dries Van den Broeck, de la CSC Metea. La part relative de l’industrie manufacturière dans l’ensemble de l’économie a fortement diminué, mais nos entreprises produisent presque 50% de plus qu’il y a 30 ans. Les défis auxquels l’industrie fait face actuellement sont importants: frais énergétiques
élevés, concurrence internationale – parfois déloyale –, courses aux subventions, économie à la traîne chez des partenaires commerciaux importants comme l’Allemagne, dépendance des matières premières ou de pièces détachées provenant de pays comme la Chine… Pour ne pas parler de la nécessaire et obligatoire transition climatique, qui touche plus particulièrement l’industrie. Si elles veulent assurer leur survie, ces entreprises vont devoir entamer de toute urgence un processus de verdissement», conclut l’économiste.
Pour Luca Baldan, secrétaire fédéral à la CSC bâtiment – industrie & énergie (CSCBIE), le verdissement de l’industrie constitue en effet un volet incontournable de cette transition. «Il s’agit de réduire l’empreinte écologique des activités industrielles tout en assurant leur pérennité, explique-t-il. Cela passe par l’adoption de technologies vertes, par la transition énergétique et par l’économie circulaire, en promouvant, sur ce dernier point, des modèles économiques qui favorisent la réutilisation et le recyclage des matériaux, dans les secteurs du verre, de l’emballage, de la construction, de la chimie, etc.».
«La planète nous impose des changements radicaux. En raison des changements climatiques, nos produits ne pourront plus être livrés par bateau si nos cours d’eau sont asséchés», détaille Kathleen Van Walle, conseillère politique pour les secteurs du métal et du textile à la CSC Metea. «En raison des changements climatiques, les emplois dans le secteur de l’industrie font clairement face à de nouveaux défis. C’est le cas, par exemple, dans la chaîne d’approvisionnement de l’industrie automobile, déclare Benjamin Denis, conseiller politique senior d’IndustriAll, le syndicat européen des secteurs industriels.
«Le défi des transitions est colossal, confirme Luca Baldan. Pour le relever, il est indispensable de mettre en place une véritable politique industrielle coordonnée, intra-sectorielle et nationale. En Belgique, cela nécessite une stratégie intégrée qui prenne en compte les différents secteurs industriels et leur interdépendance, tout en répondant aux exigences de l’Union européenne en matière de durabilité et d’innovation.»
En raison des changements climatiques, les emplois dans le secteur de l’industrie font face à de nouveaux défis.
Autrement dit: les choses devront bouger au niveau politique. «Les pouvoirs publics doivent offrir un cadre clair ainsi que des perspectives et de la sécurité. Chaque entreprise devrait aussi anticiper l’avenir, explique Kathleen Van Walle. Quelle voie l’entreprise veut-elle emprunter? Sur quelle stratégie et sur quelle technologie mise-t-elle? Les travailleurs doivent savoir de quoi l’avenir sera fait. Ils doivent par conséquent être associés à ces questions. Car un changement dans la production nécessitera d’autres aptitudes, une autre organisation du travail et d’autres technologies. Réformer notre industrie aura incontestablement un impact sur les travailleurs. Pour le moment, ils se demandent surtout si dans 10 ans, ils feront encore la même chose qu’aujourd’hui».
«Le “tout à l’économie” ne peut pas être le seul discours à se faire entendre, ajoute le secrétaire fédéral de la CSCBIE. Pour que la Belgique puisse réussir sa transition industrielle, il est impératif de conjuguer les efforts économiques avec une véritable concertation sociale. Les travailleurs doivent être au cœur de ce processus pour garantir que les transitions se fassent de manière équitable et durable. Il devient urgent de les impliquer avec leurs représentants dans les discussions afin d’anticiper les besoins, notamment en termes de compétences, de formation et de santé et sécurité au travail. Un dialogue social fort est la clé pour maintenir un tissu industriel résilient et innovant, capable de répondre aux défis de demain, tout en respectant les besoins et les droits des travailleurs».
Il est impératif de conjuguer les efforts économiques avec une véritable concertation sociale.