Le gouvernement veut assouplir l’interdiction du travail de nuit et réduire les primes, fragilisant une protection centenaire. Sous prétexte de soutenir l’e-commerce, il menace la santé et le revenu des travailleurs, sans réel gain économique ni compétitif1.
Adapt. D.Mo.
Le gouvernement a récemment décidé de balayer d’un revers de main l’interdiction de principe du travail de nuit et de réduire les primes de nuit dans la distribution. Sous prétexte de soutenir l’e-commerce, il fragilise une protection vieille de plus de cent ans, consacrée par la loi de 1921. C’est une régression sociale majeure et une menace directe pour la santé des travailleurs [lire Info 1, ndlr].
Cette réforme part d’une hypothèse fausse: que la compétitivité de notre commerce en ligne dépend de la flexibilisation du travail de nuit. Or, toutes les données le prouvent: ce n’est pas le cas. Déjà, le travail de nuit existe depuis des décennies, mais sa particularité est qu’il doit être compensé via des primes ou des aménagements horaires. En 2022, un projet pilote avait été introduit dans l’e-commerce, permettant du travail de nuit avec peu de compensations. Aucune entreprise n’en a profité. Si la demande était réelle, elle se serait manifestée.
Pire encore: les chiffres de Statbel montrent que la Belgique n’est pas mal placée. En 2024, 28,7% du chiffre d’affaires des entreprises belges provenait de l’e-commerce, un score supérieur à la France (12,2%), l’Allemagne (20,7%) ou les Pays-Bas (19%). Preuve que les travailleurs et les entreprises peuvent être compétitifs sans sacrifier leur santé ni leurs droits.
Dans notre pays, les salaires ne représentent qu’une faible part de la valeur ajoutée des entreprises du commerce: à peine 10% dans l’alimentaire. Rogner sur les primes de nuit – entre 150 et 600 euros de perte de pouvoir d’achat par mois pour certains travailleurs, surtout les plus jeunes – ne résoudra rien. Pour un gouvernement qui prétend vouloir valoriser la valeur travail, il y a beaucoup mieux à faire que de s’attaquer aux primes de nuit, bien méritées par les travailleurs! Chaque année, plus de deux milliards d’euros de subsides salariaux pour les entreprises compensent déjà en partie les primes de nuit qu’elles ont à payer. Alléger encore les primes, c’est accroître le dumping social et fragiliser notre sécurité sociale, privée de dizaines de millions d’euros de cotisations.
Cette réforme part d’une hypothèse fausse: que la compétitivité de notre commerce en ligne dépend de la flexibilisation du travail de nuit.
Ensuite, l’objectif affiché du ministre Clarinval et des employeurs est de développer l’e-commerce. Ce secteur compte 30.000 emplois et en comptera maximum 50.000 à l’avenir dans les scénarios les plus optimistes. Seule une partie d’entre eux travaille la nuit. Or, la loi sur le travail de nuit va toucher bien davantage de monde. Le ministre souhaite qu’elle concerne toute la distribution, soit 500.000 travailleurs. Les employeurs veulent même l’étendre à un million de personnes, soit plus d’un travailleur sur cinq en Belgique. Dès lors, on se demande légitimement: aider l’e-commerce est-il vraiment l’objectif, si celui-ci pèse pour moins d’un dixième des entreprises concernées par la réforme? Le travail de nuit n’est pas anodin. Médecins et chercheurs l’ont démontré: il dégrade la santé, perturbe le sommeil, favorise les maladies chroniques et les cancers.
En outre, le discours dominant occulte un autre aspect: la livraison express. Le fameux « commandé aujourd’hui, livré demain » n’est pas la priorité des consommateurs. Beaucoup acceptent d’attendre davantage, pourvu que leur achat soit préparé dans des conditions sociales et environnementales durables. Ces slogans créent de fausses attentes et poussent à une course effrénée, qui nuit autant aux travailleurs qu’aux transporteurs. Les géants de la logistique cherchent à imposer leur monopole, quitte à précariser tout un secteur.
Contrairement à ce que prétend le gouvernement, les dépôts logistiques ne fuient pas la Belgique. Au contraire, de grands acteurs – Nike, CoolBlue, H&M, Alibaba – ont choisi de s’y implanter. Les raisons sont claires: proximité des consommateurs et accessibilité du territoire. Les difficultés de l’e-commerce belge tiennent surtout à l’absence d’une stratégie industrielle et à un manque d’investissement dans l’innovation numérique, pas aux protections des travailleurs.
Un consensus avait pourtant émergé en 2023 entre interlocuteurs sociaux: développer un e-commerce durable, compétitif et responsable. Les priorités étaient connues: soutenir l’innovation, renforcer les compétences digitales, adapter les business models par le dialogue social, assurer une logistique durable. Deux ans plus tard, aucune mesure n’a été prise. Plutôt que de s’attaquer à la loi sur le travail de nuit, le gouvernement ferait mieux de s’emparer de ces recommandations. Le dialogue social sectoriel doit rester la règle. Les commissions paritaires, au plus près de la réalité du terrain, sont les mieux placées pour négocier les conditions du travail de nuit lorsqu’il est nécessaire, en prévoyant des compensations justes et en protégeant la santé des travailleurs. C’est ainsi que nous avons toujours avancé, dans l’équilibre et le respect. Cette conclusion est également valable pour les heures d’ouverture et l’obligations de fermeture hebdomadaire dans le commerces. Alors que même les classes moyennes ont fait connaître tout le mal qu’elles pensaient de ces mesures dans un avis officiel au sein du Comité général de gestion pour le statut social des travailleurs indépendants (CGG) avant l’accord de l’été au sein de l’Arizona, ce gouvernement continue à proposer de dégrader la situation sociale des travailleurs et travailleuses du secteur, qu’ils soient salariés ou indépendants.
Il est temps de cesser de dégrader la situation des travailleurs de notre pays. La Belgique peut être un modèle d’e-commerce durable et de commerce de proximité, mais pas au prix de la santé, du revenu et de la dignité de celles et ceux qui le rendent possible.
1. Carte Blanche publiée dans le Soir du 7 novembre 2025 par un collectif d’économistes et de conseillers syndicaux: Antoine Dedry (ACV-CSC Metea), Olivier Malay (CSC Alimentation et Services), François Sana (CSC), Jean François Libotte (CNE), Christophe Quintard (FGTB) et Myriam Delmée (Présidente du Setca), Giuseppina Desimone (FGTB).
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