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L'info n°0621/03/2025

La «transition propre»

sera-t-elle une transition juste?

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Le 26 février dernier, la Commission européenne a dévoilé sa feuille de route pour soutenir l’industrie européenne face aux défis énergétiques et à la concurrence mondiale: le Pacte pour une industrie propre. Ce pacte répond-il aux attentes des travailleurs? Est-il compatible avec la transition juste? Analyse à chaud.

David Morelli

Le 5 février dernier, quelque 5.000 travailleurs venus de toute l’Europe s’étaient rassemblés à Bruxelles pour réclamer à la Commission européenne un avenir pour l’industrie en Europe (à lire dans L’Info n°4). Face aux coûts élevés de l’énergie, à une concurrence impitoyable au niveau international mais aussi intra-européen et aux menaces d’une taxation à 25% des importations européennes vers les États-Unis, les travailleurs des secteurs industriels réclamaient un réveil de l’UE pour réindustrialiser l’Europe dans le cadre d’une transition juste. La Commission s’est effectivement réveillée, tardivement, mais avec un plan de 100 milliards d’euros.

Accueil prudent

Le 26 février, la Commission a présenté son «Pacte pour une industrie propre» (PIP). Le PIP, présenté comme le cœur du nouvel agenda stratégique européen pour 2024-2029, expose des initiatives législatives et réglementaires visant à soutenir la compétitivité et la résilience des entreprises européennes en accélérant leur décarbonation.

Ce plan a été accueilli positivement mais avec prudence, tant par IndustriAll1 que par la CSC bâtiment – industrie et énergie (CSCBIE) et la CSC Metea, la centrale professionnelle du métal et du textile. Pour Iwein Beirens, chef du service d’études et de formation de la CSCBIE, «il était important que l’Europe mette sur pied un plan coordonné, mais ce plan est très clairement et prioritairement orienté business. Il faudra voir comment ces mesures se concrétisent avant de porter un avis définitif». Une prudence partagée par Lahoucine Ourhribel, secrétaire général de la CSC Metea, qui regrette par ailleurs «le délai trop long entre son annonce et sa mise en pratique. Face aux pertes d’emplois, aux restructurations et aux mesures prises par l’administration Trump, il faut des actions concrètes, fortes et rapides. IndustriAll avait demandé aux commissaires en charge du projet la mise en place d’un plan Sure 2.0 pour protéger les travailleurs impactés par la crise industrielle et la transition et les orienter vers d’autres métiers plus compatibles avec les exigences environnementales. Ces aspects ne sont pas évoqués».

Aucune mesure spécifique n’est en effet prévue dans le PIP pour empêcher la fermeture d’usines et de sites industriels essentiels à la transition écologique, alors que la crise bat son plein.

Il faut des actions concrètes, fortes et rapides.

Secteurs clés

Le PIP se concentre principalement sur deux secteurs. Le premier, c’est celui des industries à forte intensité énergétique, particulièrement vulnérables à la concurrence mondiale et aux coûts énergétiques élevés. Le PIP ambitionne de les soutenir en facilitant leur transition vers des technologies propres, notamment à travers l’électrification et la réduction des émissions de carbone. «La sécurité énergétique et la réduction des prix de l’énergie font partie des priorités du PIP, ce qui est positif, commente M. Ourhribel. Il veut également accélérer l’électrification, notamment en investissant dans les infrastructures. C’est un pas en avant en matière de sécurité énergétique, même si l’harmonisation du prix de l’électricité n’est malheureusement pas à l’ordre du jour. Il n’est pas normal que des entreprises distantes de 100 km se fassent concurrence au sein de l’Europe en offrant des prix énergétiques moins chers, notamment dans la sidérurgie, la chimie et les fabrications métalliques».

Le second secteur visé est celui des technologies propres. Le PIP entend le promouvoir et envisage un cadre législatif et financier pour renforcer l’innovation dans ce domaine. Une enveloppe de de 100 milliards d’euros est prévue à court terme pour soutenir la fabrication d’équipements de haute technologie et la transition vers des modes de production plus respectueux de l’environnement. Parmi les priorités, notons le développement de l’économie circulaire, avec un objectif affiché de 24% de circularité des matériaux d’ici 2030. La sécurisation de l’accès aux matières premières critiques pour limiter les risques d’approvisionnement en ressources minérales rares, essentielles dans la transition énergétique, fait également partie des objectifs.

Ce soutien aux énergies propres passe également par un nouveau cadre d’aides d’État, en faveur, par exemple, du déploiement des énergies renouvelables et de la constitution des capacités de production de technologies propres. Les politiques d’austérité budgétaire risquent cependant de limiter les investissements publics nécessaires à une véritable transition industrielle…

Enfin, le PIP envisage de mettre en place un mécanisme qui permettra aux entreprises européennes de regrouper leurs demandes concernant ces matériaux. Cette initiative s’inscrit dans un objectif plus large de transition vers une économie circulaire.

100 milliards

sont prévus pour soutenir l’innovation dans les technologies propres.

Projets stratégiques

Un plan d’action en faveur de l’industrie automobile a été dévoilé le 6 mars dernier. Un plan pour l’acier et les métaux devrait suivre au printemps. Concernant le secteur de la chimie, les mesures seront décidées fin 2025. «Le PIP souligne qu’un nouveau paquet de mesures est attendu: la simplification du règlement Reach, dont la réforme avait été repoussée, la clarification concernant les substances perpétuelles (PFAS) et la législation sur les médicaments critiques. Le prochain comité de dialogue social européen de la chimie, qui se tiendra début octobre, sera l’occasion pour les interlocuteurs sociaux d’en reparler», précise Dimitra Penidis, collaboratrice au service d’études et de formation à la CSCBIE.

«Made in Europe»

Le Pacte évoque également une révision de la directive sur les marchés publics, qui inclura des critères de durabilité, de résilience et de préférence européenne dans les marchés publics de l’UE pour les secteurs stratégiques. «IndustriAll plai­­­dait pour que les marchés publics européens ne puissent pas être attribués à n’importe qui et à n’importe quelle conditi­on. Les appels d’offres publics europé­ens devront intégrer des critères de durabilité et de résilience, en donnant la préférence au “made in Europe”», se réjouit prudemment le secrétaire général de la CSC Metea, dans l’attente de la concrétisation des mesures envisagées. Même prudence du côté de la CSCBIE: «Pour le secteur de la construction, on a un sentiment mitigé. La démarche de ne pas utiliser exclusivement des critères financiers – autrement dit, le prix le plus bas – mais d’y intégrer d’autres critères est positif, mais notre crainte concerne l’adaptation des mécanismes de la légalisation publique pour les simplifier. Cela pourrait être problématique si cela aboutit finalement à une diminution de la protection sociale».

À cet égard, Iwein Beirens souligne les risques que compor­te la mesure «Ré­serve des talents» pour le secteur de la construction. Celle-ci vise à faciliter la signature de contrats de travail avec des travailleurs, même hors de l’UE. En juin dernier, les syndicats européens s’étaient déjà inquiétés du fait que «la proposition relative à la réserve de talents rende les chaînes de sous-traitance plus toxiques en y intégrant davantage d’intermédiaires en recrutement de main-d’œuvre, au lieu de les réglementer» et «qu’aucun critère ne soit prévu pour responsabiliser les employeurs de travailleurs migrants»2. À l’aune de la loi Omnibus, qui risque de très fortement limiter le devoir de vigilance et le reporting (lire encart en page suivante), les effets concrets de cette mesure comportent des risques. Dans le secteur de la construction, par exemple, friand de détachement, cela pour­rait être une «porte ouverte à des abus, s’inquiète Iwen Beirens. C’est la même chose pour beaucoup de mesures du PIP. Il faut que nos priorités soient prises en compte dans la concrétisation».

Et la transition juste?

Compétitivité, investissements, simplification… Si le PIP ouvre des perspectives aux entreprises, force est de constater qu’il repose presque ex­clusivement sur des mesures destinées au marché, sans véritable contrepartie en matière de régulation pour protéger les travailleurs, voire au détriment des avancées écologiques et sociales.
«Le Pacte n’intègre pas les exigences sociales, économiques et environnementales d’une transition juste, regrette Lahoucine Ourhribel. On n’y trouve pas encore suffisamment d’éléments pour nous rassurer. La Commission veut sauver les entreprises… mais cela pourrait se faire au détriment des conditions sociales, voire même de certaines contraintes environnementales qu’elle a elle-même édictées dans son Green Deal. C’est paradoxal.»

Le PIP est néanmoins potentiellement porteur d’emplois à travers le soutien au développement d’une industrie verte. Il évoque d’ailleurs l’importance des compétences et de la formation pour soutenir la transition vers une économie à faible intensité de carbone. La Commission établira à cette fin une «Union des compétences» qui «investit dans les travailleurs, développe les compétences et crée des emplois de qualité.» Iwein Beirens y voit une possible opportunité pour les travailleurs mais, «encore une fois, il faudra voir comment elle se concrétise, car le destinataire final de cette mesure, c’est le business. Le développement des compétences des travailleurs est secondaire pour la Commission». Si des mesures visant à des emplois de qualité devraient donc être mises en place, rien n’assure néanmoins que les emplois créés dans les secteurs verts offriront les mêmes conditions de travail et salaires que ceux des industries traditionnelles.

Juger sur pièces

La volonté de la Commission de tenter de maintenir l’industrie en Europe constitue indubitablement une bonne nouvelle. Mais c’est au moment de la mise en œuvre concrète des mesures du PIP que les centrales de la CSC pourront juger de la prise en considération de leurs priorités sociales et environnementales. Sa mise en œuvre appelle néanmoins à des actions rapides et concrètes pour protéger les emplois existants, garantir des conditions de travail décentes dans les nouveaux secteurs et assurer une transition juste et équitable pour tous.

Le destinataire final de certaines mesures, c’est le business, pas les travailleurs.


Le 5 février dernier, des travailleurs de l’industrie manifestaient pour
un réveil de l’UE.


1. Fédération syndicale internationale de l’industrie, NDLR.

2. Lettre conjointe des syndicats aux ministres de l’Emploi et des Affaires sociales.


© Shutterstock, David Morelli